Le prix du scénario attribué à ce film au festival de Berlin 2010 paraît très réducteur. Car ce qui fait le prix de cette réalisation de Wang Quan’an (Le Mariage de Tuya, La Tisseuse), c’est l’attention du regard – traduit par la mise en scène – sur un postulat de mélo dont il tempère le pathos et déjoue les risques de racolage émotionnel.
C’est que le scénario, jouant du mélo avec arrière-plan historique propre à gratter une certaine fibre patriotique, ressemble fort à un appât lancé au public chinois pour l’attirer vers un propos moins hiératique. 1999 : Liu rentre à Shanghai après cinquante ans d’exil, ayant rejoint les nationalistes à Taïwan au moment de la révolution en laissant derrière lui son épouse Qiao Yu’e enceinte. Comme pour tout fils prodigue revenu à la mère patrie, on l’accueille en héros. Mais Liu revient avec le fol espoir de recoller les morceaux avec Qiao Yu’e, alors que chacun d’eux a eu largement le temps de refaire sa vie : le film détaille en l’occurrence la famille d’une Qiao Yu’e remariée et désormais grand-mère, incluant le fils qu’elle a eu de Liu et qui découvre son père avec rancœur. On sent poindre la métaphore limpide sur la relation en statu quo, les liens intimes insécables et la réconciliation paradoxalement compromise entre la Chine continentale et l’île séparatiste. Seulement, Wang Quan’an laisse filer le symbole, pour se concentrer sur des aspects plus triviaux en apparence, mais ouvrant vers une perspective plus abstraite et moins facilement fédératrice.
La table des négociations
Reconstruire une ancienne vie nécessite de remettre en question la nouvelle (ce que les proches de Qiao Yu’e prennent, on s’en doute, avec plus ou moins de philosophie), mais aussi de faire face à d’anciens accommodements que le présent ne tolère plus (comment, par exemple, divorcer quand le mariage date d’administrations caduques ?). Se déroule ainsi une série de tractations entre les personnages pour dénouer tous les nœuds administratifs, affectifs et intérieurs entravant la normalisation de la situation – transactions dont une bonne part se déroule autour d’une table de salle de manger ou dans la cuisine. Là se trouve la dérivation salutaire d’Apart Together : on y passe plus de la moitié du film à manger ou à préparer le repas, jusqu’au marché pour trouver les ingrédients, tandis qu’on affûte ses armes pour le prochain round de la négociation. La cuisine devient le moyen de communication à sincérité variable entre les intervenants, dans une ambiance sans heurts démonstratifs, réprimant les cris et les pleurs tout en laissant transparaître les déchirements dans toute leur évidence derrière les politesses d’usage.
Le minimalisme de la mise en scène (économie de raccords ; point de vue statique de la caméra pour chaque séquence), s’il permet d’une manière générale de tenir à distance le pathos tout en ne bridant jamais les émotions plus ou moins voilées, trouve particulièrement sa force d’expression au moment des repas. Pour chacun d’eux, à partir du cadre en portrait du groupe de convives, Wang Quan’an capte avec attention l’échange de plats, d’amabilités et d’arguments saccadés par l’ingestion, faisant de la scène un récit dans le récit, rythmé par les services de mets qui suscitent les seuls raccords de montage, comme des relances de la discussion. Il filme ainsi chaque repas – et plus largement, chaque étape culinaire – comme un épisode à part entière dans le film, l’étape laborieuse d’un processus où se jouent les jeux avec des usages qu’on voudrait contourner, les rites de courtoisie par lesquels on refoule les sentiments, le libre arbitre ballotté dans tout cela (voir la place inconfortable de la femme attablée, au centre du cadre et entre les hommes). Sous cet angle, Apart Together s’écarte de sa portée métaphorique touchant trop facilement au « sentiment national », pour se porter sur un terrain plus terre-à-terre et plus ambigu, fait de relations humaines et de circonvolutions pour concilier les conventions et les vérités intimes.