D’Antoine d’Agata, on connaissait l’œuvre photographique, divisée grosso modo en deux parties – ou deux postures. On pourrait résumer la première, qui l’a rendu célèbre, à une pornographie intime : sujet de ses propres images, il y documente son errance dans les zones les plus mal famées du globe, trouvant chez les prostituées qu’il rencontre en chemin de quoi peupler son journal de gisantes extatiques, de sexes béants et de partenaires héroïnomanes ; dont il fait ses choux gras depuis une vingtaine d’années. Une dérive pornographique (dont Wikipédia nous rappelle l’étymologie : du grec pornê, « prostituée », et graphôs qui signifie « peindre », « écrire » ou « décrire ») sur les traces de A., son avatar autofictionnel qui troue comme un ver à soie la chair du monde globalisé, pour mieux frémir sous sa carcasse. Le second versant glisse quant à lui sur l’écume du reportage de guerre, mais du côté des migrants, dont l’artiste reste à distance. Deux postures opposées, d’acteur-sujet (performer) à observateur passif (photographe), unifiées sous une démarche – l’intégrité absolue du participant, l’expérience partagée – et une esthétique de la souillure, dont la morbidité trash ne trouve peut-être aucune équivalence contemporaine. En quête d’états limites, il oppose le vitalisme hypocrite du capitalisme à un idéal de bestialité ardente, renversant l’axiome ennemi par un syllogisme cousu de fil blanc : puisque la prostitution, fardée sous le salariat et la compromission, est notre destin commun, autant s’y réfugier (pour faire simple). Et la photographie ? D’Agata dit s’en méfier, et se garder de tricher, en partageant la souffrance des prostituées. Un ethos d’intégrité absolue, donc ; si difficile à tenir soit-il, et périlleux à défendre, quand les sirènes du succès viennent en sonner le glas…
Qu’en est-il, aujourd’hui que celui qui dédicace ses ouvrages d’une petite seringue griffonnée à « Paris Photo » (comme on certifie d’un logo le label « trashos ») se retrouve avalé par le marché de l’art ? Et que, non content de reproduire, livre après livre, la recette toujours plus lucrative de son journal illustré (il suffit pour s’en convaincre d’observer la multiplication exponentielle de ses parutions : cinq publications depuis 2012, sans compter les rééditions et DVD), notre pourfendeur anarcho-punk s’empare de la vidéo, au risque (assez prévisible) de proposer une simple déclinaison filmique de ses photos ? Banco : cinq ans après Aka Ana, premier essai le nez dans le guidon, qui tartinait déjà ses sextapes d’une voix off sur-écrite censée recueillir le témoignage de prostituées tokyoïtes, l’artiste réitère avec Atlas ; sorte de Volume 2, élargissant aux ourlets les plus agonisants du monde, son trombinoscope de la misère contemporaine. Loin de faire peau neuve, d’Agata se contente de dégeler le cliché, libérant ses créatures gracieusement vitriolées, de leur écrin de beauté lugubre. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’artiste n’y va pas de main morte, déclinant une à une les figures de son Kâma-Sûtra de la souffrance ; comprenant, au comble du pathos narcissique, un autoportrait sous la douche, la tête recouverte d’un sac plastique.
Pornographie
Et que dire du traitement que le film réserve à ces femmes ? Sinon qu’il montre des prostituées comme d’Agata les photographierait : déplumées jusqu’à l’os, muettes et en situation de pose. Sauf qu’en mouvement et avec le son, la nudité sans parole creuse l’intime d’un trou, et livre les modèles crus au bon vouloir d’un artiste un peu trop sûr de son bon droit à en remplir les vides. Trop fier de sa prose chichiteuse, le film ne parvient jamais à souder les personnages à leur commentaire off, et à s’épargner du même coup les soupçons de contrefaçon : « Quand je suis défoncée, je mange le monde. C’est la seule façon de manger que je tolère. » – c’est dire si on y croit… À sujet comparable, on préfère au soliloque masqué du photographe le miroir que Rithy Panh tendait aux prostituées de Phnom Penh, dans Le papier ne peut pas envelopper la braise, qui ré-apprivoisaient mot à mot, leur image et le deuil de l’expérience vécue, au prix d’une souffrance tout aussi tangible. Soit la démarche inverse de D’Agata qui, réduisant ses sujets au silence, ne garde de la personne que son image – seule utile à l’illustration de son carnet de voyage au bord du gouffre. À cela s’ajoute une complaisance douteuse pour l’atrocité, qui fait parfois flirter Atlas avec le malsain. En témoigne une séquence, qui ne raccorde à rien d’autre qu’au plaisir de nous couper la chique, dans laquelle deux pitbulls s’entretuent au ralenti, bercés par le fredonnement d’une chanson douce. Inutile de déterrer la jurisprudence « travelling de Kapo » pour si peu, mais force est de constater la gratuité de la scène, qui en dit long sur la tendance du néo-cinéaste à grossir le trait jusqu’à l’obscène.
Mais le pire est à venir. En se frottant à la vidéo, d’Agata semblait larguer consciemment les amarres du photographique, et au passage ses petits arrangements avec le réel, pour remuer en profondeur (se disait-on, candides) tout son système formel. On attendait beaucoup du passage à la durée, de celui pour qui la « perte de contrôle » représente l’assise d’une esthétique « accidentelle » et sauvage. C’est peu dire qu’on sort déçu d’un exercice de composition auto-citationnelle aussi corseté, avec à la clef ni plus ni moins que la mise en doute de sa crédibilité d’artiste : l’extrême précaution des plans, identiques dans leur contenu à ses photos, confine son geste à la « posture », et met rétroactivement en lumière l’orchestration qui préside à l’exécution de ses images. Dans un délire bazinien, on serait tenté de dire qu’avec son coefficient de réalisme augmenté, il revenait au cinéma de faire le procès du photographique. Il en révèle les limites, autant que l’imposture devant le réel, dès lors que les gestes, en photo à l’état de « pose », s’épanouissent avec le film dans l’espace et la durée. La reproduction filmique reflète, en le surlignant, ce volontarisme formel dont d’Agata s’était toujours défendu. Pari manqué.
Fatum
Après Aka Ana, Atlas dévoile par maladresse un secret de polichinelle : comme beaucoup d’autres avant lui, depuis quelques années, d’Agata fait du D’Agata. En résulte une pièce « vidéo » de plus, qui s’amoncèle sur l’édifice tautologique de son œuvre, la dotant de cette caution « transmedia », au nec plus ultra du chic. Aujourd’hui qu’on a fait de son nom une marque, et de ses travaux les plus récents, les produits d’un commerce savamment marketé, on ne peut s’empêcher de voir en chaque nouvelle pièce un goody de plus – allant jusqu’à recycler les mêmes images, d’une publication à l’autre. Il serait peut-être bon de lever l’impunité de certains artistes, protégés par le marché de l’art et ses cerbères (à commencer par la presse dédiée à l’art contemporain, laudatrice stérile, ainsi que tous les ayants-droit de la chaîne alimentaire), et puisque personne ne semble capable de crever l’omerta parmi les « experts », il appartient à d’autres de sonder le hors-champ d’une œuvre dont le caractère problématique saute pourtant aux yeux – et à plus d’un titre.
Ceci dit, inutile de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il faut rendre à César ce qui est à César, et reconnaître à d’Agata d’avoir élargit un costume porté par d’autres avant lui, d’Anders Petersen à Nan Goldin, au risque d’en faire craquer les coutures. Reste qu’il n’a pas son pareil pour fondre en l’autre sa subjectivité, comme les migrants de Sangatte et de la Méditerranée, dont il fait les spectres timides d’une odyssée éternelle. C’est d’ailleurs à travers la figure du errant, qu’un film comme Atlas trouve un peu de beauté à se mettre sous la dent ; car le projet tient plus d’une relecture documentaire et fangeuse d’Ulysse, que du journal polyphonique. Quand les voix féminines chantent, interrompant le galimatias verbeux, le film laisse entrevoir sa racine homérique, étouffée par les impostures d’un cyclope (d’Agata s’est éborgné dans sa jeunesse) qui s’obstinerait à ignorer sa nature mythologique – sans doute trop occupé à tripoter l’humanité de l’intérieur, depuis ses fentes et ses trous, comme un voyageur qui aurait quitté le mât de son vaisseau, pour s’échouer dans le premier rade venu. Car depuis les sirènes sont abîmées, rendues à leur état de poisson convulsant à l’air libre, avant de crever la gueule ouverte. Et quitte à jouer les mouches du coche, on préfère retenir les lueurs troubles de cette fable horrifique, quand d’autres s’extasieront, avec leurs œillères, sur les derniers râles d’une posture à l’agonie.