La peur du sentimentalisme ou du geste militant facile, souvent justifiée, inquiète devant les documentaires à l’intention flagrante. C’est a priori le cas d’Au bord du monde qui prend le parti de montrer, dans Paris, des hommes et femmes vivant à part, hors du monde : des SDF. Très vite pourtant quelque chose, dans la démarche de Claus Drexel, se distingue du geste lourd qu’on peut attendre. C’est qu’en réalité le documentariste substitue à ce geste un regard, un regard profondément humain et cinématographique, qui non seulement explore un espace méconnu, mais donne aussi à sentir le poids de ces vies marginales.
Paris, la nuit. Les rues sont désertes, monumentales, glaçantes. Il ne passe que, de temps à autre, un 4x4 noir qui accentue encore l’hostilité de ce monde. Et pourtant, c’est ici que vivent les personnages du documentaire de Claus Drexel. De Paris, le réalisateur ne retient que les images estampillées « ville des lumières » ; afin de poser, rapidement, un contraste entre ce cadre nocturne et les marginaux qui l’habitent. À la lumière omniprésente, aux reflets scintillants, répondent le dénuement, la modestie, le prosaïsme. Le documentariste impose sa maîtrise de l’espace et du cadre, faisant face aux personnages de son documentaire et aux rues et monuments parisiens avec une même distance immobile.
Par cet incessant et silencieux contraste il parvient, jusqu’à l’aube finale, à cartographier un territoire inconnu de la plupart, retranché des esprits, ignoré. Il s’y attarde, et c’est là qu’est le principal intérêt de sa démarche. Elle rappelle un temps que derrière l’intention se cache surtout un regard, qu’il est fondamental de poser – aussi banal que soit le fait de le constater. Et Claus Drexel interroge, sans misérabilisme, ces hommes et femmes sur leur quotidien : questions de débrouille basique, mais aussi solitudes, sexualité, possessions, souvenirs, espoirs. C’est à un point de vue sur la vie, depuis les marges de la société, que le documentariste s’intéresse plus qu’à une situation de fait (la vie sans domicile). C’est là que s’incarne la remarquable sensibilité du documentaire. Incohérence, véhémence, simple bon sens ou surprenante douceur – tout se trouve chez Wenceslas, Christine, Pascal – ces personnages qui ne se ressemblent pas, malgré leur situation commune.
C’est au fil du temps surtout qu’on saisit l’ampleur des images lentement posées par Claus Drexel – et Au bord du monde devient frappant. La façon dont il distingue l’espace monumental et impersonnel du Paris nocturne – dont tous les habitants sont évacués, retranchés dans le hors-champs des images, dans un autre monde (évoqués, par exemple, dans le désagrément qu’ils occasionnent nécessairement : les travailleurs qui arrivent au matin dans les immeubles de bureaux devants lesquels campe Wenceslas, qui doit donc déguerpir et remballer sa tente avant 5h) – cet espace, donc, est mis face à celui qui est investi par les sans-abris : un coin de parking, une place déserte, un squat, une cabane fabriquée en bouts de cartons. La topographie de ce monde, la façon dont les personnages s’approprient l’espace pour, souvent, faire place nette à l’aube, l’affrontement avec les nuits de pluie ou de neige, sont marquants. Et c’est bien sûr cette solide exploration de l’espace qui donne au documentaire sa puissance.
Il se termine d’ailleurs, au bord du périphérique parisien, par un dernier personnage qu’on n’avait pas vu. Pas d’entretien avec celui-ci : il ne parle pas. Il s’installe simplement, dans une misère glaçante, entre deux murs, en plein périph. L’horreur de cette situation, montrée de l’intérieur, est tout à coup mise à distance : la caméra s’éloigne et, depuis la route, filme le SDF depuis notre point de vue habituel. Son visage se découpe dans une petite ouverture du mur. L’aurait-on vraiment vu, de nos propres yeux, sans l’intermédiaire du documentaire ? Au bord du monde échappe à la pesanteur qu’on redoute car il n’est pas plus un constat qu’une démonstration ou une dénonciation dans les règles ; il est la véritable exploration, à hauteur d’homme, d’un territoire volontairement ignoré – mais dont nous sommes bien sûr si proches.
(Reprise de la critique publiée en mai 2013 pour la présentation ACID à Cannes.)