C’est entendu : le personnage de Pierre, enfermé chez lui, n’écrit que des dialogues et des histoires de Pierre, Paul ou Jacques… Est-ce que l’égocentrisme est toujours la meilleure conseillère en cinéma ? Pas si sûr pour le spectateur d’Avant que j’oublie, prisonnier de la construction du film qui se débat, comme son personnage, entre ses plans de solitude et ses séquences de rencontre qui constituent la vraie richesse des liens qu’entretient notre héros.
Pierre est un auteur dérouté plus par son âge que par sa maladie. Il écrit dans l’isolement de son petit appartement, gain d’une vie passée de gigolo parisien. Quand il le quitte, c’est pour répéter aux interlocuteurs, qui lui sont chers, que ses soliloques en ont déjà découragé plus d’un. Ainsi, Pierre ne cesse de raconter sa vie passée à travers et avec les hommes qu’il croise : psy, gigolo (régulier, novice, ancien), connaissance ou ami. Ensemble, ils ne savent pas départager quoi, de l’argent ou de la sexualité, serait le meilleur substitut à la solitude menaçante.
Ce film est un film d’acteur, non pas au sens de la performance, mais au sens charnel du miroir impudique et de la question de l’incarnation. Jacques Nolot y offre d’abord son corps, nu et bedonnant, si souvent dérobé par son élégant jeu d’acteur. Incompatible avec la majorité des rôles sur grands écrans, ce corps vieilli est l’instrument irremplaçable des scènes de sexe tiraillées par la même terrible découverte qui accabla le séducteur vieillissant d’Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, le roman de Romain Gary. D’un autre côté, Jacques Nolot veut échanger, communiquer et transmettre : il retrouve alors la grâce de son personnage alter égo et les gestes fluides de son corps servant d’intermédiaire social. Ce dilemme entre la monstration du corps et le besoin de dialoguer est poignant dans deux scènes où l’exhibition du corps ne suffit pas. Dans l’étonnante première scène de sexe du film, véritable mascarade sexuelle de pastiche sado-masochiste, Pierre, perdant la maîtrise de son corps et celle de l’assurance de son sexe, parle enfin pour dire ce qu’il ne peut plus faire. Dans la seconde, qui termine le film, Pierre retrouve le plaisir de jouer (de dire ?) dans la passionnante scène muette de son travestissement.
Ce film est un film d’hommes. Dans un univers uniquement masculin, l’auteur restitue une homo-sociabilité quasi invisible au cinéma à travers un mélange complexe de fascination. Le film présente des figures aussi disparates que celles d’une élite riche et cultivée, d’un Maghreb mythifié ou d’une incarcération rocambolesque (l’ombre de Jean Genet ?). Chaque rencontre cinématographique pèse de son poids à l’appui d’une volonté farouche et déterminée en faveur d’une politique prostitutionnelle en véritable système de planification sociale. Chacun de ces rôles secondaires masculins la transcende et la rend sensible à travers une grâce érotique et une émouvante présence séductrice. Reste que Jacques Nolot nous impose le creux de la solitude de son personnage quant on sent bien, nous spectateur, que la saveur de son jeu d’acteur et de son talent d’écriture doit tant à la proximité des autres.