Cet été, sous l’impulsion de Prune Engler, le festival de La Rochelle a rendu hommage à Jacques Nolot en projetant sa trilogie. L’occasion de le rencontrer était trop belle. Nolot reste dans le ton de ses films : bientôt, la conversation prend la forme d’une confession.
J’ai un rapport un peu difficile avec le public, à double tranchant : lorsqu’on évoque le public, cela nous donne l’impression d’entrer dans un système commercial. Quand on dit qu’il faut écrire pour le public, cela sous-entend que l’on doit faire un cinéma plus convenu. Malheureusement, dans le principe de production, on peut parfois être contraints à faire du « tout public ». On me propose souvent d’écrire mais je refuse tout le temps, car je ne supporte pas l’idée de devoir rendre des comptes pour qui que ce soit. Lorsque vous écrivez pour un producteur, vous êtes obligés de rendre quinze ou vingt pages tous les dix jours… Ce qui me gêne beaucoup c’est quand les producteurs se mêlent de « l’artistique ». Je ne rentre pas du tout dans ce circuit-là. C’est une liberté que je paye très cher.
Il y a toujours eu chez moi une urgence d’écriture qui est la fois politique et éthique. Ce qui est intéressant c’est que ma démarche d’écriture est toujours motivée par une crise. C’est un principe vital. Si on fait un peu le bilan, j’ai commencé très jeune à développer des qualités d’acuité qui était liées à ce que j’ai vécu et à l’éducation que j’ai reçue dans mon village : j’ai souffert de l’environnement machiste, j’étais différent. Ça m’a apporté très tôt un regard autre, plus aigu, plus lucide sur le monde extérieur, avec souvent beaucoup de souffrance. Inconsciemment, c’est cette différence qui m’a fait partir très jeune à Paris. Ça a été fondamental pour la suite de mon parcours. En général, j’ai besoin d’un véritable mal-être pour pouvoir créer : à l’époque c’était une nécessité qu’il fallait que je vive physiquement ; maintenant c’est quelque chose qui est plutôt d’ordre intellectuel et cérébral.
Ma première écriture a commencé par un malaise terrible en 1983, suite à une séparation douloureuse avec une personne qui était, comme je le dis dans le dernier film, « un papa, une maman, une banque ». J’ai osé le quitter à 35 ans et au bord du suicide ça m’a propulsé une écriture : La Matiouette qui est au départ une pièce de théâtre que j’ai joué. Téchiné l’a tourné ensuite pour l’INA. Puis j’ai écrit en 1986 Manège ; plus tard J’embrasse pas qui m’a été inspiré par la mort de mes parents. Ma mère est morte l’année où La Matiouette est passée à la télévision – film dans lequel je l’accusais d’avoir tué mon petit frère. J’étais presque content que ça en soit fini pour elle, car je pense que sinon le film l’aurait tuée. Après sa mort je suis retourné pour la première fois dans mon village, c’était un moment très violent. J’ai retrouvé des copains d’enfance que je n’avais pas vus depuis quinze ans. Ce retour a été le sujet de mon premier long métrage : L’Arrière-Pays que j’ai écrit avec l’expérience de J’embrasse pas – un film que je n’ai pas pu réaliser car le CNC était très choqué par le scénario ; c’est Téchiné qui m’a demandé de le retravailler, il l’a ensuite un peu hétérosexualisé. J’étais content que ça soit lui qui s’occupe de ma propre histoire car je l’ai connu assez jeune. Il y avait une forme de connivence entre nous deux.
L’Arrière-Pays avait été écrit pour Claire Denis. La réalisatrice n’était pas disponible et c’est Agnès Godard qui m’a encouragé à passer à la réalisation. Je suis retourné dans mon village et j’ai contracté dans l’écriture vingt ans de mon histoire : des choses que j’avais vues lors de la mort de mon père et de ma mère. Dans ce premier long, à part deux copines, tous les acteurs étaient non professionnels. J’ai trouvé les acteurs sur place. J’en connaissais certains ; d’autres étaient des amis de mon père. J’ai réinventé mon passé. Beaucoup de gens ne comprenaient pas qu’on puisse se permettre de raconter sa vie avec une telle liberté. Quand ils ont vu le film, ils ont compris que je l’avais romancé. Il y a un parti pris scénaristique de couper le film en deux parties. La première partie est une évocation du passé, dans la seconde on est dans le présent comme si on se retrouvait de nouveau confronté au réel. Ce qui fait la transition entre les deux, c’est une scène qui a vraiment existé. Quand ma mère est morte, il s’est passé quelque chose de très beau : nous étions tous très tristes, et dans notre silence, nous entendions le bruit de balles de tennis. La vie était à côté, elle continuait à battre. Je suis très sensible au son. En écrivant le scénario, cette scène m’est revenue, je m’en suis inspiré et c’est ainsi que j’ai fait intervenir la gamine, qui dans le film me présente à son père. Par ce biais, on découvre que j’ai eu une relation avec lui quand j’étais enfant. On apprend aussi que je me suis fait casser la gueule car j’étais différent. Ce sont des inventions scénaristiques basées sur des bruits ou des choses réelles. Le passé est morcelé et il se donne progressivement. Il y de nombreux flash-backs dans le film : c’est une façon de faire affleurer des pointes de passé. Je pense notamment à la scène de rugby où je voulais marquer à quel point Jaquinou est parti à cause de ses différences. J’avais un plaisir scénaristique et cinématographique à filmer cette mêlée avec tout ce côté érotique et sensuel, qui peut rappeler des scènes glamours ou machistes. Je voulais que ce soit monté de façon discrète, presque comme un clip ; mais les monteuses étaient tellement contentes de voir tous ses corps jeunes, qu’elles ont un peu trop appuyé.
La Chatte à deux têtes est construite en temps réel. L’histoire de ce film est terrible : mon fils adoptif est mort du SIDA et avant de mourir, il a propulsé une écriture que j’ai trouvée forte. Je l’ai retravaillée et ça a abouti à une pièce de théâtre. Le sujet me touchait, et j’aimais l’association de trois sexes : homos, hétéros, travelos. Pour monter la pièce, ça aurait coûté très cher, presque un million d’euros. Et je me suis dit qu’au théâtre on n’allait pas y croire, que ça ne marcherait pas de raconter cette histoire tous les soirs. C’est alors que la productrice m’a conseillé de scénariser la pièce. Le film ne faisait que cinquante-cinq minutes et j’ai improvisé vingt minutes pendant le tournage. Il n’y a que quatre comédiens professionnels : les trois travestis et la caissière. Ça a été un tournage très éprouvant, réalisé en vingt-deux jours avec simplement le CNC et un budget avoisinant 400 000 euros. J’ai eu le même budget pour Avant que j’oublie. Dans La Chatte…, il y a plusieurs personnages auxquels je tiens particulièrement, à la frontière du comique et de la cruauté. Je pense notamment à un personnage, gros, rond, au physique ingrat, qui se tient droit comme un i, et qui se masturbe. Il se trouve dans un coin, dans l’obscurité. Il est voyeur, il se tait et regarde. Je le trouve beau dans sa faiblesse. Il me semble que c’est une scène d’une force dramatique et d’une grâce remarquables. Le vieux travesti aussi, tout nu et hormoné, me touche beaucoup. Ce sont des choses qui me parlent car elles correspondent à une forme de solitude et de dérision que j’essaie de traiter. Ce genre de lieux m’intéresse : on vient y chercher un peu de plaisir alors qu’en réalité, il n’y en a pas. C’est du mensonge. Dans ces lieux, on n’a plus d’âge, plus de corps, on peut tout se permettre. On est dans une communauté marginale codifiée. Tout le monde est dans la même solitude, dans la même attente d’une chose qui ne vient pas. Ils se rassurent comme ils peuvent. C’est cette quête permanente qui m’intéressait.
En dix ans, la vie vous confronte à des moments singuliers, personnels, durs, forts. Ça devient un matériau dramatique d’autofiction ; la solitude de Jacques Nolot est servie par Pierre et Jackie. Je suis un peu schizophrène. Avec le temps, les événements font que les amis meurent, que la maladie est là. On doit composer avec. On ne sait plus ce qui est vrai, et ce qui est faux. On en fait un scénario. Avant que j’oublie est l’aboutissement de ce travail sur la solitude. Je suis prisonnier de ma réalité. Je la convoque et cherche aussi à m’en dégager par l’écriture. C’est très personnel, mais le bonheur est négatif dans ma création. J’en suis presque à me demander qui va mourir autour de moi et m’aider ainsi à propulser une écriture pour aller ailleurs. Dans Avant que j’oublie, je suis allé au bout d’un principe masochiste, qui est une forme de narcissisme. Maintenant je suis en accord avec moi-même, cette trilogie, c’était presque une thérapie. Il m’a fallu des sacrifices terribles pour arriver à cet accomplissement : aujourd’hui je me sens épanoui. J’attends la mort sans aucune crainte. Il n’y a qu’une chose qui me parle, c’est l’écriture ; tout le reste n’est que surface. Tout le reste ne pourrait être qu’un jeu. Le cinéma c’est de la vie. Quand j’étais enfant, j’étais obligé de jouer pour exister. C’est pour ça que j’ai fait du théâtre et du cinéma. J’ai toujours menti, j’ai besoin de recréer ma vie. Je ne suis pas un grand acteur, je suis un acteur singulier, rare. Ce qui est assez beau pour moi maintenant, c’est que l’ennui me va. La seule chose qui m’importe, c’est la vie.