Dernière réalisation de Giuseppe Tornatore (Cinema Paradiso, 1989), Baarìa est une superproduction titanesque qui eut l’heur de plaire au Cavaliere (qui, soit dit en passant, a financé le film) et le malheur de repartir bredouille du 66ème festival de Venise l’an dernier. « Baarìa » est le nom du village de la province de Palerme où est né Giuseppe Tornatore. Dans la lignée des grandes fresques historiques croisées à des sagas familiales (de Novecento à Nos meilleures années), Baaria est une sorte d’épopée autobiographique assez indigeste, qui en met plein la vue pour mieux masquer sa vacuité.
La 66ème Mostra de Venise s’est ouverte l’an dernier sur une contradiction assez emblématique de l’état de la production cinématographique contemporaine en Italie. D’un côté, suite à l’annonce d’une loi de finance prévoyant la diminution de moitié du financement du FUS (Fonds Unique du Spectacle), l’ensemble de la profession menaçait de boycotter le festival. La fragile renaissance d’un cinéma italien exsangue depuis les années 1980 risque de n’être qu’un feu de paille, tant le système de financement et de fonctionnement du cinéma italien bride la création. De l’autre côté, le festival a débuté en grandes pompes avec la projection en ouverture au Lido de la superproduction réalisée par Giuseppe Tornatore, Baaria. Un « chef d’œuvre », selon Berlusconi, qui s’est empressé de le conseiller à tous les Italiens. Inutile de préciser que l’empire berlusconien Medusa-Mediaset finance cette réalisation titanesque, qu’un dossier de presse emphatique chiffre avec fierté. De quoi démentir les voix qui crient dans le désert vénitien, pour dénoncer le sinistre cinématographique italien.
Un peu de vanité numérique donc, pour masquer la vacuité artistique : des décors construits en douze mois pour 15 millions d’euros, 25 semaines de tournage, 300 000 mètres de pellicule, 35 000 figurants, 27 partitions originales, 1 200 mètres cubes de bois de construction (si, si, c’est important), etc., etc. On oubliait : 174 séquences, 2603 plans, 3222 raccords. Que ferait-on, sans le dossier de presse ? Où l’on a aussi droit à un beau curriculum vitae de Tarak ben Ammar, qui doit ses succès à « sa personnalité et à son talent de gestionnaire dans le monde de la communication et du cinéma », a « très vite compris que le cinéma ne peut être qu’international, donc universel », et a créé en 1989 « Quinta Communications, au capital de 130 millions de francs, en association avec Silvio Berlusconi son ami de toujours avec qui il avait produit en Tunisie une série de 12 épisodes sur la chute de l’empire romain ». Les innombrables films à son actif (dont Hors-la-Loi, de Rachid Bouchareb) et tous ces chiffres homériques ne masqueront pas l’indigence de Baaria. Mille fois « non ! » à ce cinéma qui en met plein la vue pour aveugler, à cette logorrhée (2h40) qui n’a rien à dire et ne vise qu’à nous réduire tous au silence (par excès d’abrutissement).
Il est temps de parler du film, qui, on l’aura compris, vaut bien plus comme symptôme d’un mal tenace que pour ses qualités intrinsèques. Baarìa, c’est donc, resserrée dans le microcosme de ce village sicilien, une fresque historique, qui s’étend sur trois générations, des années 1930 aux années 1980, c’est une saga familiale autobiographique, de Cicco à son fils Peppino et à son petit-fils Pietro ; c’est la grande Histoire de l’Italie vue à travers la petite histoire de ce village sicilien au nom quasi légendaire de Bagheria (« la porte du vent » en arabe), prononcé « Baarìa » en dialecte sicilien ; c’est une histoire d’amour contrariée entre le communiste Peppino et la belle Mannina, qui sait bien que Peppino a beau être communiste, il ne mangera pas leurs enfants. C’est une fresque, c’est une fable, c’est un poème, c’est un conte, que dis-je, c’est un conte?, c’est une épopée. Mais contrairement à Cyrano et à son nez, l’ampleur, l’emphase ne cachent aucune vérité, aucune profondeur, aucune richesse intérieures. Cinquante ans d’histoire italienne sont passés à la moulinette pour servir de toile de fond consensuelle et bien-pensante aux micro-drames personnels qui se jouent sur ce théâtre sicilien : le fascisme, la guerre, le communisme, les années de plomb, la mafia, tout y passe de manière anecdotique, et les personnages traversent l’Histoire comme ils traversent les décors de carton-pâte : comme pour de faux, sans être aux prises avec elle, avec la réalité.
C’est que Baarìa se veut avant tout consensuel, célébrant, via la peinture d’une histoire débarrassée de ses aspérités, de ses dilemmes, de ses luttes fratricides (ou n’en gardant que les clichés), une unité nationale bon enfant et simpliste. Dans le climat (à peine) contestataire de la fin des années 1960 et des années 1970, la revendication de la fille de Peppino se limite à raccourcir sa jupe, ce que le père refuse. Le conflit générationnel réduit à un problème de jupe, c’est un peu l’esprit de Baarìa, qui préfère tabler sur un sentimentalisme rassembleur pour s’allier les spectateurs, plutôt que se risquer à les faire réfléchir : le papa et sa fille finissent par trouver un compromis, avec une jupe à mi-cuisses. Que c’est beau, et que l’on est attendri. Baarìa, c’est la politique du juste milieu, du moyen terme. Peppino, communiste plein d’illusions, est un jeune chien fou, idéaliste, que la jeunesse excuse, mais l’âge le rend sage. Après la scène de la jupe, c’est au tour du fils d’avoir droit à sa petite morale portative, quand il demande à son père ce qu’est un réformiste (par rapport à un révolutionnaire) : c’est celui qui sait que quand il se tape la tête contre les murs, c’est sa tête qui se casse, pas les murs, lui répond son père. Voilà une « sagesse » qui n’a pas dû déplaire à l’illustre spectateur qui qualifia le film de « chef d’œuvre ».
Le film se délite dans une succession rapide de scènes qui s’enchaînent par des rimes visuelles (le procédé devient lassant), et qu’unifie seulement une couleur générale de chromo bien-pensant. La Sicile se trouve réduite à un cliché, fait de pâturages, de noble pauvreté, de superstitions, de solidarité, et d’un dialecte pittoresque. Baarìa est un film dont on dira certainement : « drôle et touchant », tant il joue sur la fibre sentimentale du spectateur, faute d’avoir autre chose à lui proposer. La tragédie succède à la comédie, la violence (inutilement voyeuriste) à l’amour, le lyrisme joue comme une basse continue. Et à propos de musique, on aurait aimé sauver la musique d’Ennio Morricone, on aurait attendu qu’elle fasse contrepoint au pathos du film, mais hélas, une fois n’est pas coutume : plutôt redondante, elle achève de faire de Baarìa un gros gâteau indigeste. De 2h40…