Une belle intuition innerve en creux le nouveau film de Ladj Ly : soixante ans après leur construction, les fameux grands ensembles sont désormais devenus des ruines. Non seulement leur vétusté les rend inhabitables (la scène d’ouverture du film souligne même, par la pénible descente d’un cercueil étage par étage, la difficulté d’y mourir dignement), mais ils apparaissent par ailleurs comme les reliques d’une histoire de ségrégation sociale impossible à enfouir.
C’est même un tombeau que paraît visiter le jeune maire de droite Pierre Forges (Alexis Manenti), au moment d’acter l’expulsion des habitants du « bâtiment 5 » pour procéder à sa destruction. Outre les fuites d’eau et les ascenseurs en panne, il semble observer sur les murs, éclairés d’une faible lumière (comme émise par des torches de pilleurs de tombe), les marques d’une autre société que la sienne. Le film s’attelle justement à organiser l’évidement de cette architecture moderne, dont ne subsiste en définitive qu’une carcasse. Son plan le plus réussi en témoigne : un mouvement circulaire y embrasse l’imposant immeuble éviscéré (cf. les meubles jetés par les fenêtres) alors qu’il fait l’objet d’une virile évacuation. Cette manière d’appréhender les tours des grands ensembles n’est pas sans induire une certaine iconisation, rappelant la peinture mythologique qui en est faite dans les clips de PNL. Le film partage avec ces derniers un même horizon désespéré : il s’ouvre sur le dynamitage d’un bâtiment et la destruction à venir des autres barres, plongeant dans le marasme les familles délogées. Charpentant Bâtiment 5, les plans aériens figurent, à chaque temps fort, un dernier regard de Ladj Ly vers ce « toit triste » (PNL, encore).
À l’étroit
Mais de cet élan mélancolique, Ladj Ly ne tire qu’un récit branlant. La faute, pourrait-on dire, à un excès de zèle : non content d’enregistrer la fin d’un monde, celui des familles d’ouvriers immigrées et parquées dans ces logements collectifs construits entre les années 1950 et 1970, le cinéaste cherche aussi à radiographier les politiques de la ville et les phénomènes de corruption qui l’entachent. On voit bien qu’il creuse, dans la continuité des Misérables, une veine inspirée par les séries de David Simon, mais en laissant de côté l’une des caractéristiques essentielles de l’œuvre du créateur de The Wire, à savoir sa longueur. En moins de deux heures, l’exposé ne se fait pas sans raccourcis et passages en force : ainsi d’une galerie restreinte de personnages esquissés en quelques grossiers coups de pinceaux (et des dialogues trop surlignés), supposés apporter une touche nuancée à un tableau global n’évitant pourtant pas le manichéisme. Deux duos principaux s’affrontent : dans l’application agressive de leur politique d’exclusion, le nouveau maire et son adjoint corrompu (Steve Tientcheu) font face à l’opposition d’Haby (Anta Diaw) et Blaz (Aristote Luyindula), un jeune couple défendant leur communauté. Là encore, Ladj Ly se montre trop binaire : aux accès de violence anarchique de Blaz (il veut tout brûler) répondent le sang-froid et l’intelligence politique d’Haby.
L’importance qu’accorde le scénario au point de vue de cette dernière infuse jusqu’à la forme même du film, comme empreint du caractère irréprochable (et moins à vif) de son héroïne. Dans Bâtiment 5, l’esthétique brute et ancrée qui faisait, en dépit de ses limites, l’intérêt du cinéma de Ladj Ly, paraît ici curieusement lissée. Le cadre s’avère volontairement anti-spectaculaire, à rebours des codes du film de banlieue et de l’opposition virile attendue entre la police et les jeunes. On ne peut que s’étonner de l’effacement des belligérants dont Ly brossait le portrait dans Les Misérables : « Frères Muz », flics crapuleux et barons de la drogue sont ici remplacés par une archiviste, une famille de ferrailleurs ou encore une restauratrice. Le problème, c’est que l’assagissement à l’œuvre se révèle quelque peu forcé, comme si le film cherchait une respectabilité de façade, prenant même l’accent d’un conte de Noël, certes cruel, dans son dénouement. Si Ladj Ly parvient tout de même à exprimer sa rage, c’est par l’entremise d’un coup de force scénaristique – l’uppercut final –, et non par l’ampleur de sa fresque sociale, étonnamment trop timorée.