Les Misérables est un film complexe, qu’il serait un peu facile de réduire à un objet choc et sensationnaliste au regard du sujet qu’il traite – rien de moins que la banlieue, les violences policières, l’influence grandissante de l’Islam dans « les quartiers » et la représentation d’une révolte face à l’ordre. Comment le film s’y prend-il ? Il déconstruit patiemment une action, un tir de flashball sur un enfant, et figure à partir de là, par une suite de cercles concentriques qui étendent l’horizon de la fiction, l’organisation politique stratifiée d’un milieu. On n’est ni dans Divines ou Dheepan, Polisse ou La Haine, ni dans une chronique réaliste du quotidien (le point de départ ? Le vol d’un lionceau dans un cirque), ni non plus dans une représentation fantasmée de la banlieue, mais bien plutôt dans une tentative de circonscrire un territoire et les corps politiques qui le composent. Autrement dit, bien que la comparaison soit écrasante – et ne dit rien de la « valeur » des Misérables –, le modèle du film serait plutôt à chercher du côté de The Wire de David Simon. Étonnante question que soulève la découverte à Cannes de ce premier long-métrage : quelles fictions françaises, récentes ou anciennes, ont cherché à figurer de manière transversale un espace politique en montrant les rapports de force qui se jouent entre ses différentes instances ? Probablement pas beaucoup et il faut le relever, avant d’expliquer maintenant pourquoi Les Misérables échoue dans son entreprise et en quoi son échec s’opère selon des modalités qui empêchent toutefois de complètement le balayer d’un revers de la main.
Les Misérables n’est pas un film à thèse, c’est même plutôt un film que l’on devine animé par la peur d’en être un et qui se pose dès lors constamment une question : comment construire un regard ? Deux exemples dessinent la réponse adoptée par Ladj Ly, réponse décevante et qui acte finalement les limites de sa démarche. Le premier est un raccord très net au moment du tir de flashball, sur le point de vue d’un drone qui permet moins d’adopter un surplomb faussement neutre (en captant un événement et en fournissant la preuve en images de sa violence) qu’il ne sert de catalyseur pour faire basculer le film vers l’horizontalité : les policiers lèvent la tête (action verticale) et la présence de l’appareil appelle ensuite à une exploration de la ville dans son ensemble, pour récupérer la vidéo et négocier avec chacune des parties prenantes (le maire, les policiers, les religieux ou encore les mafieux). Sauf que cette bascule, synonyme d’ouverture du récit, mène surtout à un aplatissement du regard : dans un montage qui reproduit l’axiome renoirien, « chacun a ses raisons », à tel point repris qu’il en est devenu un cliché critique, tous les personnages, victimes comme coupables, corps intermédiaires et responsables de la vie de la Cité, sont montrés avec leurs petites nuances (la vie familiale de tel flic violent, le doute moral d’un pilier de la communauté musulmane, etc.), dans ce qui ressemble peu ou prou à la conclusion d’une saison de série télévisée (on revient à The Wire). Or que montre le plan final de cette séquence, qui fait office de synthèse ? Simplement une ligne droite, horizontale, celle que tracent les HLM au crépuscule de la journée qu’a dépeinte le film. L’excès de nuances, aménagées artificiellement, devient synonyme de dissolution du regard, qui couvre tout donc finalement rien. L’opposition des deux points de vue n’échappe pas non plus tout à fait à l’écueil du grand écart volontariste : à la tension prise sur le vif, qui réduit le film à une suite de coups de force (avec comme acmé le tir de flashball), Ly oppose un point de vue omniscient, dans une logique de contrepoint qui hélas ne va pas au-delà (le drone). Le deuxième exemple, encore plus parlant, tient dans les deux derniers plans, un champ-contrechamp suspendu qu’on ne racontera pas, mais dont on peut dire qu’il met face à face deux forces antagonistes et dont la conclusion serait le carton final, reprenant une phrase de Victor Hugo qui justifie un peu plus le titre du film – « Mes amis, retenez ceci, il n’y ni de mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. » Indéniablement, il manque quelque chose aux Misérables pour livrer une réflexion qui parviendrait à tenir sa complexité et à construire un regard nuancé sans passer par un aplanissement généralisé. Mais il faut reconnaître aussi qu’on n’attendait certainement pas que le film soulève autant de beaux problèmes.