Depuis ses débuts, Joaquin Phoenix s’est fait le spécialiste de performances recherchant moins à susciter l’empathie qu’une certaine gêne teintée d’affliction. À son meilleur (essentiellement chez Paul Thomas Anderson, mais aussi dans Two Lovers de James Gray, Her de Spike Jonze ou Signes de Shyamalan), il incarne une masculinité fragilisée, en jouant autant de sa carrure massive que de ses failles (sa célèbre cicatrice, mais aussi l’asymétrie de ses épaules). De film en film, il a créé ainsi une figure aussi inquiète qu’inquiétante, un corps pliant sous le poids du monde et assailli de tics nerveux. Le rôle que lui offre Ari Aster lui va ainsi (un peu trop) comme un gant : Beau Wasserman est un fils à maman, célibataire et pétri de culpabilité. En dépit de son talent, Phoenix, acteur gargantuesque, n’est pas simple à diriger. Mal canalisées, les caractéristiques de son jeu anxieux (démarche affectée, voix déraillant vers l’aigu, regard incertain) peuvent rapidement virer au pénible cabotinage. L’acteur semble ici comme en pilotage automatique, adoptant tout du long, de manière radicalement monocorde, le même air apeuré et contrit. Pour sa défense, la trajectoire esquissée par son personnage n’invite pas vraiment à la nuance : arraché dans le premier plan au cocon rassurant du vagin maternel, Beau découvre le monde au son strident des cris d’une génitrice protectrice et inquiète. C’est en adulte terrifié (dont l’aspect physique n’est pas sans évoquer celui d’un gros bébé) qu’il entame des décennies plus tard une quête ne visant qu’à retrouver les jupons de sa maman à travers un monde outrageusement hostile.
En découle un étrange film, ressemblant à un voyage immobile dont les images cauchemardesques, projetées par l’esprit de Beau, défileraient comme une toile de fond sur laquelle se détacherait sa figure figée et passive. Ce parti pris est mis à nu dans un petit film d’animation surgissant au mitan du récit : le corps réel de Joaquin Phoenix marche, penaud, au milieu d’un monde composé de dessins tourbillonnants. Du lit de son appartement new-yorkais à celui de sa mère, en passant par l’étroitesse d’une baignoire ou la chambre d’une adolescente vindicative, c’est souvent couché et entravé dans ses mouvements que le personnage est tourmenté par ses démon(e)s, qui prennent la forme d’une altérité féminine aussi oppressante qu’inaccessible – elles épousent tour à tour les traits d’une mère sans tête, d’une amante pétrifiée ou d’une araignée. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce film aussi dense que limité : si son écriture est ouvertement déliée (les changements de décors, la rencontre de nombreux personnages secondaires, l’étirement de situations absurdes), il semble tout entier recroquevillé autour d’une figure monolithique de mâle maladroit, dont le problème fondamental est quelque peu étriqué – Beau est puceau.
L’araignée et le phallus
Le directeur d’une petite troupe itinérante, qui croise la route de Beau, révèle aimer « faire participer le spectateur » dans ses spectacles. Le commentaire est évidemment méta : dans Beau is Afraid, Aster propose une mise en scène interactive qui cherche à tendre la main au public, interpellé par de multiples clins d’œil et le déploiement d’un réseau de symboles. À plusieurs reprise, le cinéaste allégorise notre posture par des dispositifs permettant à Beau de s’observer lui-même (un spectacle de théâtre, une caméra de surveillance, des vidéos diffusées lors du procès qui prend place à l’issue du récit), rejouant les événements passés afin de révéler les fautes du personnage. Ces mises en abymes nourrissent autant une logique introspective qu’elles rappellent notre présence voyeuriste. Si devant les scènes de cauchemars, nous sommes bien à l’intérieur de tête de Beau, le cinéaste adopte par ailleurs le point de vue d’une altérité menaçante, qui observe, rit et condamne ses fragilités : l’enfer c’est les autres, et l’autre, c’est d’abord nous. En marge de l’intrigue, qu’il s’agisse du cabinet d’un psychologue ou de la salle d’un procès aussi arbitraire qu’imaginaire, Aster nous place avant tout du côté de l’analyste, des jurés et de la sentence (« guilty » écrit le psy, dont nous lisons la note).
Cette dimension retorse du film ne suffit cependant pas à masquer sa faiblesse intrinsèque : trop copieux et redondant, il semble comme tirer à la ligne, et ce jusqu’à l’étiolement. Le premier segment, où le cinéaste dépeint l’enfer dans lequel est plongé Beau, est pourtant plutôt réjouissant. La tension repose sur un pur enjeu spatial : le héros est réfugié dans son appartement, assiégé par une myriade d’entités hostiles – une araignée dangereuse, un voisin agressif et toute une cour des miracles cherchant à pénétrer de force l’immeuble. Aster parvient alors à lier la part symbolique du film (les manifestations des peurs et obsessions du héros) à des enjeux burlesques (Beau s’évertue, tant bien que mal, à maintenir son appartement « vierge » de toutes intrusions). Au-delà, le film ressasse des motifs similaires (le foyer corrompu, la menace extérieure, la femme arachnéenne, la pénétration phallique) et remâche les mêmes principes de comédie (Beau est délogé de ses abris successifs), continuant à explorer les tréfonds d’une âme dont on a vite fait le tour. Aster s’en remet alors à un principe de surenchère qui s’incarne surtout dans le jeu de Phoenix et dans l’exposition du décorum et des accessoires – un certain fétichisme pour les détails « qui font sens » et dont le surgissement dans le cadre prête à rire. La baudruche est bien gonflée : le recours (à deux reprises) à d’énormes prothèses de testicules (une paire entre les jambes du héros, une autre pour figurer le père disparu), présentées comme les sources de l’anxiété de Beau, ramène le tout au ras des pâquerettes.