Révélé en 2006 avec Le Dernier Repas, que nous avions défendu à sa sortie, Roh Gyeong-tae a depuis achevé une trilogie écologique (dont les deux premiers volets s’intitulent Land of Scarecrows (2010) et Black Dove (2011, inédit en France)), que vient clore Black Stone. Ce dernier opus porte un regard d’une dureté noire sur la société coréenne. Le réalisateur y aborde une série de tabous (le traumatisme du service militaire, le SIDA, le problème de l’adoption, la xénophobie, les conditions de travail intolérables, la pollution de l’environnement pour n’en nommer que quelques-uns) sans pour autant suivre la voie du naturalisme. Roh Gyong-tae se dit influencé à la fois par Robert Bresson et Apichatpong Weerasethakul, portant une attention toute particulière aux gestes et aux rituels quotidiens, ainsi qu’aux visions, aux rêves et à la vie des esprits.
Aussi noir que du pétrole échoué sur une plage
La Corée est un enfer, et c’est bien tout ce que l’on risque de retenir de ce Black Stone tant Roh Gyeong-tae n’y va pas avec le dos de la cuillère. Son héros, Shon Sun, qui effectue son service militaire, est victime d’humiliations quotidiennes (métis, il est exclu par une société exclusive, repliée sur elle-même). Ayant appris à obéir, il ne repousse pas les avances de son supérieur et se fait violer sans protester. Infecté par le VIH, il se venge et déserte l’armée pour rejoindre Séoul. Il y apprend la mort de sa mère, qui se tuait à la tâche avec son mari dans une usine agro-alimentaire. Le voyage de Shon Sun le mène jusqu’au village natal de son père, pollué par une marée noire causée par le naufrage d’un pétrolier coréen.
Une thèse écologique
Le réalisateur dépeint une société aliénante, malade et infectée, qui souffre de maux que l’on pourrait nommer capitalisme, pollution, ignorance ou intolérance : dans ce contexte, l’homme se déshumanise et dépérit. Pour se régénérer, il doit alors renouer avec la nature, les traditions ancestrales respectueuses de l’environnement et la spiritualité nécessaire à son équilibre. Si le discours écologique du réalisateur n’émerge que dans le dernier tiers du film, il n’en est pas moins le fondement de ce long-métrage. Le propos du film est ambitieux, porté par une mise en scène sobre faite de longs plans fixes et de cadrages rigoureux. Néanmoins, le réalisateur se complait à plusieurs reprises dans une certaine violence morbide, à l’image de ce très gros plan sur l’œil apeuré du héros lorsqu’il se fait violer à l’armée. Il prend également le risque d’aborder un trop grand nombre de considérations politiques et sociales, au point de les survoler superficiellement sur un mode contemplatif et de donner l’impression de dérouler une démonstration visant à donner raison à son message écologique.
Le souffle court
De manière trop systématique, chaque séquence du film porte un message à charge contre la société coréenne : telle séquence aborde les mauvaises conditions de travail ou telle autre soulève la question de l’identité ethnique. Les rares séquences dialoguées, parfois un peu trop schématiques (l’auteur multiplie les questions sans réponses, comme pour mieux souligner les non-dits, ou les répliques qui illustrent les problématiques du film), viennent en contrepoint des gestes des personnages, d’autant plus signifiants qu’ils sont effectués avec lenteur et pesanteur. Roh Gyeong-tae donne l’étrange impression de ne faire lumière que sur les données qui rendent sa thèse valide, plutôt que de nuancer et de complexifier ses personnages. À force d’accumuler les problèmes (sociaux, familiaux, environnementaux), Black Stone en devient un film irrespirable, à l’image de sa première séquence programmatique : au cours d’un exercice militaire, Shon Su est contraint d’enlever son masque et de respirer le gaz qui attaque ses poumons ; incapable de supporter cette épreuve, il sort à l’air libre où il parvient difficilement à retrouver son souffle. De même, malgré ses efforts, notamment dans la dernière partie du film qui propose un épilogue poétique et lumineux au cœur de la nature (notons le talent du réalisateur pour filmer les paysages), Roh Gyeong-tae peine à faire respirer son film et à donner du souffle à ce conte moderne qui s’impose comme une épreuve asphyxiante.