Le Dernier Repas, premier long métrage du Sud-Coréen Roh Gyeong-tae, est une œuvre difficile, un poème existentiel composé de tableaux fixes, sur des êtres engagés chacun dans une lutte solitaire au cœur d’un monde moderne déshumanisé. Très pessimiste, mais non dénué d’humour, le film évite l’écueil du misérabilisme et se caractérise par une grande justesse de ton. Pictural, d’une beauté formelle rigoureuse, austère, diront certains, le film cède par endroits à des échappées surréalistes, visionnaires ou fantasmatiques qui ouvrent la réalité quotidienne sur les régions mystérieuses du désir et de l’imagination. Un film saisissant, mais, redisons-le, difficile, tant par la noirceur de son contenu que par une forme qui rend le récit – ou plutôt les multiples mini-récits entremêlés, difficiles à suivre.
« Je ne crois pas que l’humanité se dirige dans la bonne direction. Toute l’action humaine ne provoque que détérioration. Qu’il s’agisse de l’environnement, de la technologie ou des rapports entre les hommes, rien ne fonctionne vraiment. » À réalisateur pessimiste, film pessimiste ? C’est peu de le dire. Difficile de trouver une lueur d’espoir dans ce film dont le titre, déjà, sonne comme un glas. Cinq individus des quartiers pauvres de Séoul tentent de régler leurs comptes avec ce qui les empoisonne : le père, habitué des prisons et accroc au jeu, a été abandonné par ses parents et veut les retrouver, son fils gigolo lutte contre le sida, la grand-mère veut divorcer de son défunt mari, la mère cherche à se délivrer de son fils mort à la guerre en pratiquant des exorcismes, la fille cherche dans la chirurgie esthétique le moyen de se libérer d’un physique qu’elle ne supporte plus. Voilà un bien joyeux tableau.
La solitude est le maître mot qui définit chacun des personnages du film. Fait significatif : ce n’est que dans l’un des derniers plans du film que l’on comprend que ces individus apparemment isolés constituent en réalité deux familles : un père et son fils, d’un côté ; une grand-mère, une mère et une fille de l’autre. Jusqu’à ce dernier repas, qui a lieu à la fin du film, chacun est saisi séparément, isolé par une composition filmique qui prolonge le pessimisme du contenu par celui de la forme. Le Dernier Repas est en effet une suite de tableaux en plans fixes centrés chacun sur un personnage. Pas de mouvements de caméra, peu de mouvements à l’intérieur du cadre aussi : la vie semble se débattre dans une forme qui la voue à l’immobilité. Les personnages sont prisonniers d’espaces exigus et sombres (et il n’est pas innocent que le film s’ouvre sur une scène se déroulant en prison), tout comme ils semblent piégés par cette composition du film en tableaux fixes, empêchant que les liens ne se créent. Il arrive pourtant qu’un personnage entre dans l’espace d’un autre : ainsi la grand-mère se retrouve-t-elle dans les bras du fils gigolo. Il arrive aussi que deux espaces soient reliés par la technologie : ainsi la fille, employée pour un téléphone rose, satisfait-elle au téléphone les désirs sexuels du père. Mais c’est un sentiment d’échec qui naît de ces scènes : les corps échouent à se rencontrer. La bande-son du film, lancinante comme seule peut l’être la douleur, vient renforcer ce sentiment d’incommunicabilité. L’ « incommunicabilité », un lieu du monde moderne, auquel Le Dernier Repas donne pourtant une expression particulièrement poignante. Les personnages ne parlent presque jamais – sinon en de rares instants pour crier, s’engueuler, ou simuler le plaisir. Mais sur le silence, et parfois sur leurs paroles, les rendant inaudibles, s’élève une bande-son faite de bruits industriels, de voix déformées, incompréhensibles, des voix… de Martiens ?
Fresque du monde moderne, galerie de portraits d’individus aux marges de la société, satire d’une déshumanisation à l’œuvre dans la société contemporaine, Le Dernier Repas évite le misérabilisme autant que le pessimisme complaisant en se laissant aller à l’humour, au cœur même des scènes les plus tristes. L’absurde, l’incongru ne cessent de se manifester dans cette vision du monde. Par endroits, le film nous plonge brusquement dans des scènes surréalistes, fantasmes d’un personnage prenant forme sous nos yeux (dans la séquence de la prison par exemple), vision fantastique naissant d’une réalité atone (dans la scène du métro). Très sérieusement, mais non sans humour, le film suggère que pour finir, les personnages décident de quitter ce monde pour aller sur… Mars. Est-ce à dire que le film laisse percer une lueur d’espoir ? L’humour sauve le pessimisme de la complaisance, il évite l’apitoiement stérile, mais la vision reste très noire. La fin du film ne réunit pas tous les personnages autour d’un dernier repas, comme le titre semble l’indiquer : un repas qui réunirait les deux familles, le père et son fils d’un côté, la grand-mère, sa fille et sa petite-fille de l’autre. Nous avons au contraire deux repas parallèles : séparation des deux familles, séparation des sexes. Le temps n’est pas venu où ces êtres, où ces corps pourront réellement entrer en contact. Peut-être sur Mars, alors ? C’est seulement après ces deux derniers repas, que tous les protagonistes se retrouvent dans un même plan, lorsqu’ils prennent la route pour leur voyage vers Mars. Mais où mène cette voie sur laquelle ils marchent ? De quoi Mars est-elle la métaphore ? Au mieux, c’est l’espoir d’une vie nouvelle, dans l’inconnu. Mais la planète, sur les prospectus consultés par les personnages, a des couleurs de fantasme, ou d’utopie. Et puis Mars, c’est aussi le dieu de la guerre, donc de la mort. La fin du film reste ouverte. Mais l’on peine à penser qu’elle ouvre sur une lueur d’espoir.