Présenté en ouverture de la compétition au festival de Cannes, Blindness n’a pas suscité l’enthousiasme, tant s’en faut. Fernando Meirelles, après le très beau thriller politique The Constant Gardener, choisit ici d’adapter à l’écran l’œuvre de l’écrivain portugais José Saramago, prix Nobel de littérature : L’Aveuglement. Fable apocalyptique violente et… difficile à voir, Blindness pèche par une dimension… tape-à‑l’œil : on ne peut que regretter qu’un film qui parle tant de la question de la responsabilité fasse un usage aussi irresponsable de l’image cinématographique.
Gros plan sur un feu de circulation. Orange. Klaxons. La voiture ne démarre pas. Rouge. Vert. La voiture ne démarre toujours pas. Quelque chose d’anormal se passe, l’image et la bande-son sont là pour nous mettre la puce à l’oreille. Le gros plan, trop gros, prend tout le champ et empêche de voir. Les sons prennent trop d’espace : le léger « tic » fait par le passage du feu orange au feu rouge s’entend aussi bien que le vacarme des klaxons et des cris. D’emblée, le spectateur est plongé dans un univers de perception qui défie ses repères habituels. On voit mal, on entend trop. Car le conducteur de cette voiture arrêtée en plein carrefour vient de tomber aveugle. Étrange « mal blanc » contagieux, qui se propage à la vitesse de la lumière, et pousse à l’affolement la population et les autorités. Comme des lépreux, les malades sont mis en quarantaine par des autorités démissionnaires : relégués dans un hôpital abandonné de ses médecins, ils sont surveillés depuis des sortes de miradors par des soldats armés, monstres « humains » qui n’hésitent pas à tirer si les aveugles s’approchent trop des barbelés… Cela ne vous rappelle rien ? Les camps de concentration, peut-être ? On y reviendra.
Très vite, les personnages, et les spectateurs avec eux, sont plongés dans un huis clos étouffant, violent, répugnant. Le point de vue adopté est principalement celui de l’«épouse du médecin » : étrangement épargnée par la terrible épidémie, elle a feint d’être atteinte pour pouvoir accompagner son mari, et continue de cacher sa « chance ». Une chance ? L’hôpital se transforme en un rien de temps en un cloaque qui donne envie de vomir, jonché d’immondices et de défécations dans lesquelles se vautrent les malades, lesquels, abandonnés à leur terrible handicap, laissent remonter à la surface l’animal que la civilisation avait si patiemment enfoui. L’homme est un loup pour l’homme, a dit un certain Thomas Hobbes. Ce sont ces loups qui refont surface et s’entretuent ici. Et dans ce processus, chacun y perd aussi sa dignité, son humanité.
Meirelles, en passant à la science-fiction, retrouve les thèmes qui faisaient l’intérêt de son thriller politique, The Constant Gardener. L’aveuglement est une métaphore évidente de la démission des pouvoirs politiques dans des circonstances extrêmes, de l’indifférence, du refus de tout un chacun de regarder en face l’inadmissible, pour l’éradiquer de cette planète. Mais Blindness est conçu comme une fable, et il n’est pas certain que Meirelles soit aussi convaincant avec ce type de récit que lorsqu’il ancre sa réflexion dans des événements concrets. Non pas qu’il échoue totalement. Malgré toutes les critiques qui ont été faites au film lors de sa présentation à Cannes, il nous semble que l’allégorie du politique, incarnée par l’opposition entre le dortoir 1 et le dortoir 3, fonctionne assez bien. Car si les aveugles se sont organisés, l’organisation tourne à l’affrontement lorsque le « roi du dortoir 3 », le seul à disposer d’une arme, prend le pouvoir sur l’ensemble de l’hôpital. Gael García Bernal incarne remarquablement cette espèce de chef des gueux cynique, enfant fou qui fait joujou avec son revolver, et réclame joyaux et femmes à violer en échange de nourriture. Face à la tyrannie du dortoir 3, antre sombre de bêtes anonymes, le dortoir 1 est un espace où la civilisation continue de lutter contre son propre anéantissement. Alors oui, on est dans le manichéisme propre de la fable. Mais non, Meirelles n’en reste pas là, et il nous semble qu’il montre plutôt bien, à travers les individus de ce dortoir 1, que les notions de dignité, de responsabilité, sont faciles à déterminer sur le papier, mais plus complexes en réalité. Julianne Moore, l’épouse du médecin, convainc plutôt. L’architecture temporelle de cette première partie fait se succéder implacablement les actes dramatiques : il est vrai que le suspense n’est pas le point fort du film, mais il y a dans ce crescendo de l’horreur quelque chose du fonctionnement d’une machine bien huilée, qui emporte tout de même. Notons au passage que pour le tournage, les acteurs et les figurants ont été longuement entraînés à simuler, les yeux ouverts, la non-voyance, et qu’ils sont tous très bons.
Néanmoins, le film ne parvient pas à convaincre. Peut-être justement parce que le côté machine bien huilée lui confère une certaine froideur, un caractère artificiel qui empêche l’adhésion, l’émotion. Mais surtout parce que ce qui fait la subtilité du livre, c’est le style adopté par l’auteur : un mélange de détachement et d’ironie pleine d’empathie qui fait sentir l’ampleur de l’émotion ressentie par ce narrateur philosophe. C’est ce regard qui manque, et l’on ne peut que regretter que Meirelles n’ait pas su mieux exploiter le personnage de « l’homme au bandeau noir », sorte de sage du village, de devin déjà à demi aveugle avant l’épidémie : un Tirésias réduit ici à la fonction de conteur à la voix chaude et envoûtante certes, mais aux propos totalement banals. La deuxième partie du film, alors que les malades se retrouvent dans les rues désertées, parcourues de hordes d’aveugles affamés, est totalement indigente, et tombe dans un scénario hollywoodien au rabais, perdant toute la profondeur du livre.
Mais il y a beaucoup plus gênant. Porter au cinéma le thème de l’aveuglement n’est pas anodin. Tout d’abord, il y a là un défi intéressant à relever, et dont Fernando Meirelles se tire bien. Un peu comme c’est un défi d’adapter Le Parfum, dans un art qui ne sait pas encore diffuser les odeurs. Certes, le cinéaste adopte le plus souvent le regard de la « femme du médecin », mais il ne peut faire autrement que de nous donner le « point de vue » des aveugles. Meirelles recourt abondamment à la surexposition, joue aussi du flou et du dédoublement : mais c’est par l’attention portée à la bande son qu’il parvient le mieux à plonger son spectateur dans une sorte de semi-non-voyance. Provoquer un sentiment de malvoyance par le travail sur le son : Meirelles est un cinéaste qui maîtrise les techniques de son art. Mais en maîtrise-t-il si bien les implications ?
L’aveuglement est la métaphore du refus, individuel autant que collectif, de voir certaines choses en face, soit : mais alors le film, en abordant cette question, questionne et met en jeu sa propre responsabilité, le rôle que le cinéma peut et doit jouer, en tant qu’art avant tout visuel, dans le dessillement de nos contemporains. Faire des spectateurs des témoins : c’est là que Meirelles échoue. L’histoire se passe dans un Ailleurs spatio-temporel indéfini. Alors oui, les images du film suscitent dans notre esprit une avalanche d’autres images, chargées, elles, d’un véritable poids historique : l’hôpital évoque les camps de concentration et les rues désertes, les ruines, les aveugles errant en quête de nourriture, les morts mangés par des chiens font surgir les images des lendemains des catastrophes naturelles, des attentats. Mais on est gêné par l’absence d’ancrage concret ajouté à un souci trop ouvertement esthétique de l’image cinématographique, à une attitude maniériste qui pousse la forme à prendre le dessus sur le fond. N’aboutit-on pas là à une forme de banalisation/esthétisation de l’horreur identique à celle suscitée par le déferlement indifférencié/décontextualisé d’images sur internet ? Un culte de l’image pour l’image, qui fait oublier, justement, que celui qui en dispose ne manie pas qu’un bel objet, mais est investi de la responsabilité de faire voir, de pousser le spectateur à regarder.
Lorsque le scénariste Don McKellar et le producteur Niv Fichman voulurent obtenir les droits d’adaptation du livre, José Saramago refusa longtemps. « J’ai longtemps résisté, car il s’agit d’un récit violent sur la dégradation sociale et je ne voulais pas qu’il tombe entre n’importe quelles mains. » Fernando Meirelles n’était pas n’importe qui, mais ses films précédents avaient déjà ce côté « m’as-tu vu ? » qui menace d’exaspérer la forme au détriment du fond. José Saramago affirme être très content de l’adaptation de son roman. Il n’est pas sûr que nous puissions en dire autant.