Le film de Jean-Loïc Portron et Gabriella Kessler offre un écho intelligent et sensible à un autre documentaire consacré à la crise, le bien-nommé Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron, sorti en 2010. En posant leur caméra à Braddock, bourgade située à quelque 200 kilomètres de Cleveland, les deux cinéastes auscultent eux aussi « l’après » – une fois que les industries ont foutu le camp – sous l’angle d’un passé qui résiste et persiste en chacun des habitants du lieu.
Une histoire commune
Car Braddock, petite ville de la banlieue de Pittsburgh, fut le fleuron de la production métallurgique américaine au siècle dernier, avant de connaître le déclin puis l’abandon à l’orée des années 2000. Jean-Loïc Portron et Gabriella Kessler se placent donc sous le sceau de cette perspective historique – celle des mythes fondateurs de la nation américaine – pour interroger ce qu’il en reste une fois la ville détroussée par la crise financière. C’est ainsi qu’ils tracent, sur un mode plutôt classique, toute une galerie de portraits – de l’ancien ouvrier à l’entraîneur de baseball – en prenant appui sur leurs souvenirs et leur perception de la réalité actuelle. Ces témoignages donnent à voir une multitude de trajectoires personnelles, mettant en valeur l’importance de l’implication de chacun au sein de la communauté, ainsi que la possible ébauche d’une action collective qui, à défaut de pouvoir redresser la barre, tient tant bien que mal la barque à flot.
Ce qui frappe le plus ici, c’est à quel point la blessure semble vivace, tant elle frappe un désir d’entreprendre et du vivre ensemble. L’émotion surgit chez les différents interlocuteurs sans crier gare, presque à leur insu, et se fait manifestation physique des béances laissées par la crise financière, comme un vide existentiel que les nombreuses maisons abandonnées dans la ville viennent sans cesse raviver. Ce vide est un gouffre au bord duquel chacun des personnages se tient : c’est un policier qui se chagrine d’avoir à effectuer un travail informatique de fourmi afin de répertorier les maisons désertées, ce sont des conseillers municipaux qui ne peuvent faire mieux que de quémander quelques maigres subventions pour en ordonner la destruction. Cette détresse pudique est aussi un moyen de ne pas s’apitoyer sur son sort, un matelas sur lequel rebondir, et qui confirme toute la pugnacité de ceux qui sont restés, leur orgueil et la fierté de ne pas quitter le navire tant qu’il n’aura pas définitivement sombré.
Les stigmates du passé
L’approche sensible des deux cinéastes s’appuie sur des images d’archive utilisées à bon escient. Loin de chanter les louanges passées de l’industrie métallurgique – qui reste une fabrication polluante et potentiellement dangereuse pour les ouvriers qui la façonnent – ils préfèrent s’en servir pour offrir quelques bouffées d’air dans le montage. Portron et Kessler organisent ainsi quelques allées et venues dans le temps, en donnant à voir et à éprouver ce qu’était la ville au siècle dernier (rues animées et commerçantes) par rapport à ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Ce passé florissant et persistant forme des stigmates, des plaies ouvertes que l’on peut traquer un peu partout dans la ville, comme un jeu de piste. Un habitant nous montre la maison de son enfance, perdue au milieu d’un terrain vague, là où un quartier entier a disparu. Tous ces camions de transport intégrés à la diégèse du film, comme des traces furtives mais indélébiles de ce qui reste de l’activité de la ville. La fumée de ces bâtiments en pleine démolition qui rappelle celle des fourneaux lorsqu’ils étaient encore en activité. Le passé n’est pas totalement mort, on peut toujours s’y raccrocher. Le film nous laisse sur cette question simple mais vertigineuse : qu’en est-il de l’avenir ?