Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, Cleveland contre Wall Street s’empare de la crise financière comme postulat à la constitution d’un procès de cinéma qui n’aura sûrement jamais lieu dans la réalité. En effet, les banlieues pauvres de Cleveland ont fortement été touchées par la crise des subprimes, ces crédits à taux d’emprunts variables que l’on accorde à des personnes qui n’en ont pas les moyens, afin qu’ils puissent acquérir leur demeure. Noble ambition donc que de donner la parole aux victimes, à ceux qui se retrouvent à la rue, tout en évitant intelligemment le piège de la diabolisation à outrance des grands groupes bancaires.
Le dispositif de Cleveland contre Wall Street pose un beau dilemme, qu’il faut réussir à cerner avant d’aller plus loin : la création d’un procès fictif, dont le dépôt de plainte par les victimes de la crise existe bel et bien, suffit-elle à produire un réel effet de justice sans en instrumentaliser les protagonistes ? Toute la construction du film repose sur cette ambiguïté, entre instruments fictionnels et précision documentaire. La présentation des principaux protagonistes du procès (notamment l’avocat des parties civiles et celui des banques) se fait en plan séquence en voiture, avec voix off à l’appui décrivant leurs convictions personnelles et aspirations quant à ce procès. L’introduction dans le récit des deux avocats est donc d’emblée « mise en scène », les érigeant en personnages de cinéma, et malgré tout la sincérité de leurs propos n’est pas à remettre en cause. Pourtant, ce sont eux qui vont « jouer » devant nos yeux, de questions en plaidoyers, dans cette salle d’audience où se situe la majeure partie de l’action du film. Jean-Stéphane Bron se sert d’eux comme point d’ancrage de sa mise en scène : ils sont là pour donner le change, relancer la mécanique du récit lorsque celle-ci se heurte à la rudesse des témoignages. Deux avocats comme ressorts fictionnels (pourtant, l’un est à l’origine du dépôt de plainte, le second est un stakhanoviste de la défense des intérêts des grands groupes bancaires), et qui vont participer à la reconstitution d’un espace de combat bien réel : la bataille du prolétaire pour conserver sa maison, contre les légalistes pro-capitalistes. Le tissu fictionnel du film (le déroulement du procès) est par ailleurs déchiré régulièrement par d’évocatrices percées du réel : plans des rues et des quartiers abandonnés sous la neige, témoins en attente à l’extérieur de la salle d’audience, jurés et avocats dans leur cellule familiale. Le mélange produit tout de même un étrange questionnement : à quel point tout est-il orchestré ?
À cette question, Bron répond que le dispositif du procès (une salle d’audience, deux professionnels du barreau, des témoins, des jurés) n’est qu’un cadre à l’intérieur duquel rien n’est prémédité : ni les questions des avocats, ni les réponses des témoins ne furent soumises à l’accord du réalisateur. Cependant certaines choses échappent parfois à cet effet de réel recherché, et la rigidité du procédé (deux caméras : une sur les avocats et les jurés, l’autre sur les témoins) entraine quelques déséquilibres artificiels. Tout d’abord, un certain abus de plans de réactions sur les jurés, comme une manière d’illustrer le désarroi ou l’indignation perçus à travers certains témoignages. Dans la droite lignée du film de procès à l’américaine, le dévoilement des désagréments subis par les souscripteurs de crédit subprime créé un effet inévitable : l’empathie prend parfois une place prépondérante qui entrave la capacité du spectateur à prendre du recul pour juger le système qui a produit ces inégalités. Et pourtant, l’aspect didacticiel de certaines joutes verbales serait plutôt à mettre au crédit du film, si ce n’est que les théories développées ont déjà été entendues ici et là (entre autres, le libéralisme délirant des partisans de la dérégulation des marchés financiers). Les échanges restent cependant vifs, et interrogent le spectateur, ainsi que les principaux protagonistes de l’affaire, sur leur capacité à croire en ce simulacre de procès. La question du verdict passe finalement au second plan, et l’on se surprend parfois à trouver une véritable légitimité aux arguments de l’avocat des banques, dont les réflexions subtiles mettent en doute la pertinence de certains témoins. Le grand atout du film est de réussir à mettre en balance les forces en présence dans la salle d’audience. Ceci provoque un glissement progressif : la rigidité de la mise en scène du procès traduit finalement une certaine forme de neutralité, laissant le spectateur seul juge de la réalité qui lui est offerte à l’écran. Les percées du réel évoquées plus haut se transforment alors en pièces à conviction, comme des parties prenantes de ce procès fictif, et le rapport de force s’inverse : il n’y a décidément rien de plus tangible que ce qui se déroule à l’intérieur de ce tribunal.