La sortie de films tels que Breathless confirme la vigueur du jeune cinéma sud-coréen. Ce dernier fait pourtant figure d’OVNI dans une industrie largement subventionnée. En marge du système, Yang Ik-june s’est lancé à corps perdu dans ce premier long-métrage, dont il est l’acteur principal, le scénariste, le réalisateur, le producteur délégué et le monteur. Récompensé par le grand prix et le prix de la critique internationale au festival du film asiatique de Deauville, Breathless dresse au moyen d’une écriture personnelle et avec une profonde sincérité, le portrait d’une humanité désabusée.
Sang Hoon (Yang Ik-june) travaille comme recouvreur de dettes pour un gang minable, dont il est le leader. Associable, il a pour seul allié la violence, jusqu’au jour où il rencontre fortuitement une jeune lycéenne, Yeon Hee, son double féminin. Ces deux âmes meurtries par un contexte familial chaotique apprennent à communiquer et tentent ensemble de s’extraire d’une réalité trop douloureuse.
Le titre original de ce film est Ddong Pari que l’on peut traduire littéralement par Mouche à merde, une expression en coréen qui désigne un marginal, qui essaie en vain de s’intégrer dans la société. Sang Hoon est ce genre de personnage, tellement blessé par la vie, qu’il ne parvient plus à communiquer autrement que par la violence verbale et physique, son seul moyen d’exister, de s’exprimer, de s’imposer. Tel le Michel Poiccard de Jean-Luc Godard, Sang Hoon incarne le anti-héros par excellence. Désœuvré, il déverse sa haine autour de lui. Cette violence contamine son entourage, qui impuissant ne peut s’y opposer. La caméra scrute ses personnages au plus près pour révéler leur intériorité par des gros plans. Pas de fioriture ici, on va à l’essentiel, sans détour. Les effets de style sont proscrits et un langage cinématographique est ainsi réinventé pour révéler cette profonde souffrance, qui engendre la violence perpétuelle, qui anime les protagonistes de ce drame. Les zooms secs, le montage saccadé intensifient la brutalité des coups. Yang Ik-june montre une réalité crue, dénuée de poésie.
Dans ce récit partiellement autobiographique, il filme cette violence intra-familliale sans aucune pudeur. Les rôles sont constamment inversés, dans ces cellules monoparentales totalement déstructurées. Les enfants deviennent les adultes et protestent en vain contre la violence de ces derniers, essayant de les raisonner. Il dresse un constat sans concession sur une société patriarcale en pleine décadence. La figure du père est mise à mal. Ancien rescapé du Vietnam, le père de Yeon Hee totalement abruti est sujet à de terribles excès de colère. Celui du héros est responsable du décès de sa sœur et indirectement de sa mère. Coupable, il reçoit les coups de son fils avec abnégation. Selon le cinéaste « dans les sociétés dictatoriales, les pères socialement impuissants deviennent eux-mêmes les bourreaux ».
Les pleurs des enfants également spectateurs des violences des recouvreurs de dettes renvoient le héros à son propre passé. Des flash-back sépias nous font découvrir progressivement les expériences étrangement similaires des deux protagonistes. On comprend petit à petit, grâce à ces échappées, d’où provient la haine viscérale qui anime Sang Hoon, qui devient alors attachant, voire tout simplement humain, alors qu’il était d’emblée présenté comme un impitoyable bourreau. Un glissement progressif, indiciel s’opère. Son incapacité à communiquer devient une évidence et l’on ne peut que l’accepter. Il n’est pas question de fatalisme réducteur mais de l’influence indéniable d’un contexte sur la constitution d’un individu.
Par ailleurs, grâce à sa direction d’acteurs et son interprétation, Yang Ik-june a su donner une véritable épaisseur à ses personnages en privilégiant leur spontanéité, refusant de les faire répéter avant le tournage. On n’est ici jamais dans la caricature ; le malfrat malgré les coups qu’il assène et le peu de culpabilité qu’il manifeste apparaît dans toute sa complexité. Le réalisateur opère par couches, par strates successives. Accumulation des coups, des insultes, des indices révélateurs de la personnalité de son héros. En contrepoint à cette violence excessive, des scènes de flâneries en compagnie de son neveu et de la jeune lycéenne Sang Hoon viennent se greffer au récit telles des bouffées d’oxygène. Les jeunes laissés pour compte tentent de s’évader de leur sinistre quotidien. Ces pauses construites sous formes de ballades musicales dénuées de dialogue illustrent une tentative de retour à l’innocence, de désir de légèreté, d’insouciance. Grâce à cet enfant, sorte de médiateur, ils peuvent accéder à une période de répit. Mais une véritable rédemption est-elle possible pour ces victimes d’un destin qu’ils peinent à maîtriser ?
Yang Ik-june a su exprimer grâce au cinéma, avec une sincérité bouleversante, cette violence qu’il portait en lui. Ce film est un cri de rage, contre une société sclérosée dans laquelle parler de la famille à l’extérieur du cercle familial reste un tabou. En révélant ses propres blessures par l’intermédiaire de son personnage, il s’adresse à chacun de nous avec un incroyable humanisme. Cet autodidacte, par la liberté avec laquelle il se confronte au langage cinématographique, et sa grande capacité d’observation et d’écoute, signe un drame d’une rare intensité.