Piccoli ose tout et ne se formalise de rien. Un drôle de film glauque et impertinent sort de son chapeau de cinéaste. Ce huis clos atemporel et a‑spatial opposant mari, maîtresse et amant obéit à la logique absurde et bien huilée d’un scénario implacable.
Qui a peur du loup ? Certainement pas Michel Piccoli.
Vaudeville cruel et dégoûtant, C’est pas tout à fait la vie dont j’avais rêvé donne la nausée à coup de velours vert, de fleurs exubérantes et de rires agités. C’est l’histoire de l’équation bourgeoise, mari-maîtresse-amant, poussée (jusqu’au vertige) au comble de l’absurdité. Ces trois inséparables se désirent et se méprisent dans un quotidien atemporel fait de bruits de télé et de clinquements de soupières en argent 19ème. C’est dire si ça retentit. Et pour faire respirer un peu la machine infernale, Arno, un petit vicieux, nous chante que la vie est une partouze. Pour que la vie soit vraiment une partouse, même chez ces cochons de bourgeois, dirait l’ami Brel, il fallait filmer avec excès. D’où un film outrancier et affranchi qui n’a pas froid aux yeux. Un type marié (la soixantaine bien sonnée) navigue entre sa grosse dondon de maîtresse hystérique et son épouse à la malice passive. Décors ostentatoires et fumeux (atemporels bien sûr), à l’image du club de bridge rituel, seul objet de convergence des deux femmes : « Chéri, tu vas à ton club ? », C’est pas tout à fait… est tapageur et férocement baroque. Chez la maîtresse, on joue au scrabble, mots cochons bonus et phrases précieuses comptent double ; robe de chambre en soie, bouquets de fleurs et grande girafe empaillée, le couple adultère se paie du bon temps. Quand monsieur revient tout guilleret de sa soirée, il joue au petit bac des dieux grecs avec madame son épouse et c’est toujours lui qui gagne même si elle a droit au dico. Surtout qu’elle a envie de faire l’amour et qu’elle caresse la moquette du bout des doigts de pieds en se tortillant et en cherchant dans le dictionnaire : ZEUS (en quatre lettres ?).
Baroque et excessif, forcément, est le jeu des acteurs. Le mari et la maîtresse se bidonnent en se tenant par la main comme des nouveaux-nés et puis se frôlent en hurlant de plaisir. « Ah ! Et si tu ne m’aimais plus ? » C’est la phrase-clé que la forte maîtresse déclame à notre joueur de bridge. Elisabeth Margoni joue comme une vraie comédienne du XIXe (Allez. C’est un peu comme ça qu’on imaginait une Sarah Bernhardt). « Ahhhh si tu ne m’aiiiimaiiis plus !!! » hurle-t-elle en roulant des yeux et en le serrant fort contre sa grosse poitrine. Pas de parlotte dans les films de Piccoli. Ou plutôt si, on parle vraiment très peu et pour ne rien dire : « Quand je vois ce que je vois et que j’entends ce que j’entends, j’ai raison de penser ce que je pense » assène très sèchement le mari mécontent. Les mots ne comptent pas (à part au scrabble). Seul le bruit, mis en exergue, est à même de nourrir l’image et de la connoter : voir cette scène de déjeuner dominical rythmée par des bruits de mitrailleuse et de bombe venant de dieu sait où. « Je t’avais dit d’éteindre la télé » hurle le mari à sa femme. Les portes qui grincent, les billets qu’on froisse, le tintement des assiettes, les pépiements du petit-fils roux à la mère invisible, l’univers sonore de Piccoli, c’est un peu celui d’un Tati.
Mais cette vaste farce perle doucettement de tristesse. Le trio infernal ne pourra subsister bien longtemps. « Qui a deux femmes vend son âme au diable » marmonne la conscience de Monsieur pas tellement en paix. L’épouse mange toute seule dans son appartement bourgeois en s’enfilant des petits verres de rouge derrière la cravate ; elle explique comment repasser les chemises de monsieur à la bonne parce que ce n’est pas « l’autre » qui le ferait. Chaque mercredi, madame espère que son mari la touchera (un peu) en lui remettant les sous de la semaine. Alors vous comprenez, il y a forcément quelque chose de vaguement écœurant dans ce huis clos qui déraisonne. À histoire immorale fin immorale pourrait dire le dicton. Cet appartement bourgeois très criard ne laissait présager rien de bon, que du cruel.
Il est temps de tirer le rideau.
Dans le film de Piccoli, il y a la mer, la mer de Godard qui boucle les histoires. La mer c’est un peu la mort. Mais même ces plans sur l’océan, Piccoli parvient à les travestir pour que tout reste grotesque. C’est pas tout à fait… commence et finit par l’océan. C’est un film en boucle : les deux grosses dondons ramassent des coquillages dans une belle lumière poétique. C’est le dernier tour de piste des clowns tristes.