On sait que depuis quelques années, certains parents souhaitent inculquer les langues étrangères à leurs enfants dès leur plus jeune âge. Une école a fait un pari similaire avec la philosophie — une expérience un peu sensationnaliste sur les bords (surtout eu égard à l’équipe de documentaire venue la capter pour en faire le présent film), mais pas sans intérêt.
Deux années scolaires durant, entre 2007 et 2009, l’école Jacques-Prévert de Le Mée-sur-Seine (Seine-et-Marne) a dispensé un enseignement un peu spécial à sa classe de petite puis moyenne section de maternelle. Deux ou trois fois par mois, la maîtresse réunit les enfants et suscite avec eux des débats sur des questions habituellement considérées comme demandant plus de maturité : Comment définir l’intelligence ? Comment vivre la différence ? À qui donner l’autorité ? L’amour, la mort, etc. Et les enfants ainsi motivés de montrer, sur ces questions plus ou moins génériques et parfois « bateau », une conscience et une pertinence un brin moins marginales que le laisserait supposer la présomption d’innocence qui pèse sur ce très jeune âge.
Exhibition
Interroger et développer la capacité des tout-petits à se positionner dans le monde, les accompagner dans leur appréhension active de celui-ci : pourquoi pas ? Seulement, dans le dispositif qui nous est ici présenté, on ne peut s’empêcher de ressentir la présence d’un intrus : la caméra. Mine de rien, pourquoi faire un film de cette expérience ? Pourquoi filmer ? Cette question tout de même centrale dans toute création audiovisuelle, la productrice Cilvy Aupin, les réalisateurs Jean-Pierre Pozzi et Pierre Barougier (de ce dernier, on connaît le documentaire écolo-alarmiste Nous resterons sur Terre) auraient gagné à se la poser plus sérieusement. Le manque criant de parti pris de la captation de cette expérience (les sessions de débats, les bilans de la maîtresse, les réactions des parents), l’usage impersonnel des images qu’on se contente d’aérer par de pauvres plans de transition sur la banlieue environnante avant d’emballer le tout avec des notes de jazz oriental, ne définissent l’acte de filmer que comme un prolongement servile du dispositif, une manière digne d’un spot télé de montrer que tout se déroule selon le plan, jusqu’à la vivacité d’esprit des enfants et la surprise admirative des parents. À moins — sinistre hypothèse — qu’il ne s’agisse que de se repaître avec condescendance du spectacle du décalage créé par le mélange de naïveté, de bon sens et de conscience diffuse des enfants répondant avec leurs mots et leurs références sur les « questions de grands ». Quoi qu’il en soit, l’aspect mécanique, voire institutionnel du dispositif — montrer que l’éducation fait bien son travail en innovant, en collaboration avec les parents — menace d’apparenter cette captation bien réglée du réel à une exhibition de singes savants, d’enfants qu’on incite à ânonner des rôles d’adultes, voire à porter déjà sur leurs épaules une responsabilité de « génération future » que, contrairement à leur prise de parole, ils n’ont certainement jamais demandée.
Un heureux corollaire
Il y a néanmoins dans le film quelque chose qui empêche ce triste cap (la chosification des sujets réduits à des souris de laboratoire parlantes) d’être franchi, justement parce que cela échappe au programme fixé. De la petite à la moyenne section, les débats entre les enfants participants se font de plus en plus animés, avec même l’irruption d’une certaine violence verbale. Avec l’affirmation sur des questions fondamentales se fait l’apprentissage de la différence d’opinion : plus frappant, dans ces moments de tension, les charmants bambins apparaissent soudain moins encombrés par leur étiquette de petits anges, plus proches des troubles des adultes. Voilà un corollaire, surgi du réel sans crier gare (toute captation du réel tire son sel en commençant par là : montrer celui-ci dans sa dimension irrégulable), qu’il aurait été intéressant de travailler en film, et dont malheureusement le dispositif ne se nourrit guère, que ce soit dans les commentaires de la maîtresse ou la présence de la réalisation, toujours fidèles à leur ligne directive. Une bulle de vie dans le caisson expérimental.