Larry Stevens (Dick Powell), ambitieux reporter travaillant à l’Evening News, rêve d’une gloire sans partage. Il voit son travail facilité par un revenant qui chaque soir lui donne les nouvelles du lendemain. Larry est consacré comme le journaliste du moment, il gagne l’estime de son rédacteur en chef, force le respect de ses confrères, mais parce qu’il possède toujours un coup d’avance, sombre peu à peu dans l’ennui. Mais voilà qu’un jour, les nouvelles du soir lui annoncent sa propre mort…
Le divertissement envers et contre tout
C’est arrivé demain, réalisé en 1944, est une comédie fantastique, fantaisiste et virtuose tournée sous les grands lustres des studios hollywoodiens dans laquelle le réalisateur tente de réhabiliter son goût pour l’abstraction et la poésie. Ayant gagné Hollywood pour échapper à l’Occupation, René Clair y a déjà tourné deux films lorsqu’on lui soumet ce projet. Comme pour d’autres réalisateurs français exilés à Hollywood, l’épopée américaine n’est pas nécessairement synonyme de dénaturation artistique et permet au Français d’expérimenter une nouvelle précision formelle. Le cinéaste intègre les recettes du burlesque hollywoodien à sa conception personnelle du spectacle. L’irréel et la fantaisie s’invitent au premier rang de son œuvre comme les hôtes ad vitamde ses comédies : l’épisode surréaliste d’Entr’acte, le ballet mécanisé d’À nous la liberté, le royaume exotique du Dernier Milliardaire, se proposent comme des affabulations du quotidien.
Dans son intention, C’est arrivé demain ne fait pas exception à la règle. Dès la première séquence du film, René Clair adresse au spectateur un message qui intronise la fantaisie comme matière première de son cinéma : « Vous ne croirez pas un mot de cette histoire. Elle semble incroyable à tout le monde sauf à moi qui en ai été le héros. J’étais jeune alors je pensais à l’avenir. » Clair applique une distanciation amusée en lieu et place de l’avertissement communément émis sur le caractère fictionnel d’une œuvre. Ce clin d’œil à la Méliès consiste à engager le spectateur dans une première confusion entre réel et fiction puisque la voix du héros se confond avec celle du réalisateur. Ce faisant, le cinéaste invoque l’imaginaire de l’auditoire, lui implore comme il en est question dans le film de « croire à un miracle », celui de la fiction. Ce contrat procède à l’évasion de ce dernier hors du réel, et agit comme une réflexion sur le pouvoir illusoire du divertissement. L’illusion tend ainsi à s’élaborer sur et par-delà l’écran de cinéma, permettant la participation du public à la fiction. De fait, le film se montre également conscient de sa propre superficialité et la distanciation porte toute la dérision du cinéaste, pour qui la soustraction au réel passe avant tout par le rire et l’ironie.
Apogée de l’épopée américaine
René Clair propose avec son cinéma une certaine idée de la francité faite d’ironie et de popularité. Ces peintures personnelles de la France — Sous les toits de Paris, Le Million, À nous la liberté, 14 Juillet — arborent une tendresse contenue, souriante et volontiers naïve construisant autour de Paris et de son peuple une mythologie bon enfant. Le cinéaste est donc porteur de cette aura chimérique lorsqu’il s’exile à Hollywood en 1940. Les films qu’il réalise durant cette période montrent les tâtonnements, les tentatives de conserver l’essence de son style face à l’establishment des studios. Il n’y a qu’à zoomer sur la figure du revenant qui sillonne son œuvre, et qui répond également au cahier des charges de la comédie fantastique américaine, pour le comprendre. Le fantôme est un élément primordial qui draine son cinéma : le magicien vindicatif d’Entr’acte, le revenant écossais de Fantôme à vendre, l’illustre Veronica Lake en sorcière de charme dans Ma femme est une sorcière, ou encore l’espiègle Méphistophélès de La Beauté du Diable en sont les preuves tangibles. De ce fait, le retour fantomatique du héros clairien, Pop, le revenant de C’est arrivé demain, se fait à point nommé dans un cinéma américain qui fait la part belle au démiurge : Clarence l’ange missionné de La vie est belle (Frank Capra, 1946), ou encore de l’ange-émissaire d’Une question de vie ou de mort (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1946), sont eux aussi très proches des fantasmes que formule René Clair lors de cet intervalle américain.
Plus largement, le projet général du film correspond lui aussi à un type de divertissement en vogue dans le milieu hollywoodien des années 1940 : un homme voit son existence ordinaire perturbée par l’irruption d’une incarnation fantaisiste qui modifiera le cours de son destin. Le personnage de George Bailey (James Stewart) mis en scène par Frank Capra deux ans plus tard, emboîte le pas de celui de Larry Stevens. Tous deux doivent se confronter à un monde ankylosé tout à fait hermétique à l’espoir qu’incarne le fantastique. Lorsque La vie est belle évoque dans une Amérique minée par la Grande Dépression la nécessité de croire au miracle de l’humanité, C’est arrivé demain, en fait la condition sine qua non d’une possible accession au bonheur. Au sein des deux films, les figures mystiques mettent en lumière avec délectation la vanité d’une existence sans féerie, moquent le sérieux des élites, raillent l’individualisme de la société ainsi que l’obsession carriériste du journaliste.
Le film s’ouvre d’abord sur une thèse : la gloire est l’apanage de ceux qui détiennent la connaissance de l’avenir. Pour que la féerie opère, l’histoire se construit autour d’une figure de style, un paradoxe temporel que porte le titre, C’est arrivé demain. La mécanique scénaristique donne ainsi lieu à un jeu de temporalités fonctionnant par vases communicants : un flash-back amorce la narration, le passé devient le temps présent du récit tandis que le futur est le point de convergence des ambitions des personnages. Très vite, les prévisions du revenant deviennent le motif d’une course-poursuite effrénée entre malfrats, policiers et manipulateurs. L’occasion pour René Clair de mettre en forme son sujet autour d’une esthétique puisant sa force dans le charme démodé de cette Amérique révolue, où les gentlemen aux allures décontractées (Dick Powell) et les diseuses de bonnes aventures émancipées (Laura Darnell) sont les adeptes d’un humour pince-sans-rire. Les personnages virevoltent, se rencontrent, se poursuivent et se fuient au cœur d’une démonstration de maîtrise formelle : un cadrage ingénieux laisse entrevoir le désir permanent de confronter le réel à l’illusion, la dynamique du découpage sert le principe de course-poursuite grâce à sa virtuosité, le montage renforce le ressort comique par l’accentuation des virages burlesques.
Cet aménagement rondement mené se fait néanmoins au détriment de la satire qui tente de laisser apparaître les difformités de notre société par le biais d’une course illusoire. Se profile alors une ruée vers la connaissance délétère de l’avenir, qui expose en filigrane l’opportunisme et le jusqu’au-boutisme outrancier d’une certaine American way of life. Des faux prestidigitateurs (Cigolini joué par Jack Oakie), de vrais oracles (Pop), des voyantes (Laura Darnell), arguent tour à tour de détenir une vérité sur le lendemain. Dans cette course, un « truqueur » en contient un autre, à la manière de poupées russes que l’on ouvre à mesure que le récit avance, la dernière figurine n’étant autre que celle du fripon ultime, le réalisateur qui orchestre toute cette sarabande.
Cependant, malgré la réussite du bel agencement clairien au cœur de la toile hollywoodienne, le dispositif semble trop enclos pour contenir autre chose qu’un burlesque aux accents de vaudeville. La course ne mène qu’à une résolution personnelle des conflits d’un héros à qui il manque une dimension universelle et le happy-end ne parvient pas à élargir son propos avec force. À côté, le héros de Capra, George Bailey, est un personnage sacrificiel porteur des maux de l’époque et œuvrant pour le bien de la communauté tandis que le constat de Larry Stevens – le miracle de la vie réside dans la féerie que l’on veut bien accorder du monde – semble maintenu à hauteur de portée du héros.
Un marionnettiste timoré
Si le style reste bien identifiable, on doit parfois tendre l’oreille pour percevoir la voix du réalisateur : ses films ne sont pas des pamphlets violents contre la société mais ils tournent en ridicule certains de ses travers sous le manteau de la comédie. Or, ni la fausse ingénuité, ni la tendresse folle de ces satires d’antan ne parviennent ici à se renouveler avec la même force et nous perdons la verve employée pour décrire la vanité du progrès (À nous la liberté), ou encore le culte de la personnalité (Le Dernier Millionnaire). Plus amplement, la position de René Clair quant aux intentions qui le poussent à faire des films est parfois ambiguë. Il prétendait : « Je ne veux rien dire quand je fais un film. Je ne suis pas un intellectuel, moi. Je suis un commerçant du cinéma. Je travaille pour le grand public », considérant ne compter que sur le pouvoir d’évasion du rire. Le cinéaste ne croyait pas « à ce qu’on nomme l’art engagé », son œuvre compte peu de drames (Porte des Lilas et les Grandes Manœuvres), car il s’en détournait « par pudeur », ou parce qu’il ne possédait pas selon lui, « la persévérance » ou « le talent » pour sortir ces idées de leurs limbes. Mais là encore, il y a des contradictions : La Beauté du Diable, réalisé lors de son retour en France, expose des ambitions artistiques engagées. À travers l’adaptation de Faust, le réalisateur tend à s’exprimer sur la violence traumatique de la seconde guerre mondiale dans le cadre d’une réflexion sur la peur suscitée par le nucléaire et sur l’avancée de ce que l’on nomme Progrès. Les intentions de Clair ne sont donc pas toujours aussi bénignes qu’il n’y parait. Cette retenue semble néanmoins traduire une difficulté pathologique à exprimer son projet conformément à ses ambitions artistiques. La résurgence de certains sujets ou de territoires partiellement explorés laisse donc au film un parfum d’inachevé. C’est arrivé demain est le produit d’un perfectionnisme industriel qui devient mortifère dès lors qu’il vide son propos de la spontanéité et de la vitalité de films comme La vie est belle ou encore d’Une question de vie ou de mort. En dépit de l’originalité du postulat, le film exploite les possibilités de son sujet de manière trop timorée pour permettre l’élévation de la satire.
Parmi les fantasmes démesurés du démiurge proposés par Hollywood, la voix de Clarence, l’ange de seconde zone de La vie est belle, occulte celle de Pop, le revenant de C’est arrivé demain. Frank Capra dresse une tragédie optimiste où la solidarité, l’innocence et la bonté rédemptrice soutiennent un apologue philosophique intemporelle. Mais dans sa réussite de démonstration formelle, René Clair semble lui même « ne croire au miracle » qu’à moitié, et son habilité ne suffit pas à insuffler la dose de vraisemblance et de mystère nécessaires pour prodiguer de la poésie aux marionnettes qu’il manipule.
Si le film de René Clair n’est pas parvenu à se rendre aussi indispensable que celui de son confrère américain auprès du public français, C’est arrivé demain fait aujourd’hui l’objet d’une réédition dans de bonnes copies, la première fois depuis cinquante ans. L’occasion de se délecter du charme un brin bêcheur de Dick Powell et de Laura Darnell, ou d’apprécier la modernité d’une histoire qu’Hollywood n’aura cessé d’explorer par la suite.