Justice sans verdict
« Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réfléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard. “C’est possible”, dit le gardien, “mais pas maintenant”». Dans cette parabole qui figure dans son roman Le Procès, Franz Kafka imagine le court récit d’un homme qui attend sa vie durant qu’on l’autorise à franchir la porte de la loi avant de s’apercevoir, à la fin de son existence, qu’elle lui était exclusivement destinée. C’est ce même sentiment d’existence gâchée par la toute puissance de la loi que suscite Ceuta, douce prison. « C’est un procès dont on ne connaît jamais le verdict », constate résigné l’un des cinq migrants dont le film fait le portrait dans cette enclave espagnole au Maroc, trait d’union entre les continents africain et européen.
De Charybde en Scylla
À l’issue d’un long voyage accompli en canot pneumatique, ou à la nage, un bon millier de migrants se trouvent arrêtés dans cette ville aux portes de l’Europe, sans savoir s’ils vont accéder au continent convoité ou repartir chez eux. Logés au CETI, centre d’hébergement créé pour les accueillir le temps de leur séjour, les migrants se trouvent dans une forme de vide juridique qui n’oblige pas la communauté européenne à trancher sur la durée de leur séjour, faisant d’eux des hommes sans statut.
Entre les deux voies très opposées que sont la description précise des conditions de vie au jour le jour et la réflexion métaphysique de la place de ces hommes dans le monde, le film ne choisit pas, et s’attache à naviguer entre ces deux écueils du destin de ses cinq protagonistes. Foulant l’espace de cette ville dans de longs travellings qui emboîtent le pas des résidents errants, la caméra cherche à figer une image de ces hommes dans le décor, tout en suivant pas à pas les difficultés de leur vie quotidienne. Dans l’attente soit d’une possibilité de poursuivre le voyage, soit de se voir rejetés, ils arpentent le lieu en cherchant à y survivre. Filmés au jour le jour, les cinq protagonistes, comme les centaines d’autres hommes qu’ils côtoient (on ne voit pas de femmes…) tentent de se débrouiller avec l’hostilité de ce qui, de loin, leur semblait terre promise, et qui, une fois sous leurs pieds, se révèle plus proche d’un enfer. Après le calvaire de leur voyage, ils s’efforcent de réglementer les minces possibilités de gagner quelque argent, en répartissant équitablement, entre les différentes communautés représentées, les faibles ressources envisageables dans une ville qui se montre farouchement hostile à leur présence.
Sous le soleil de Ceuta
Car sous le soleil de Ceuta, si les shorts et chemises colorées arborés par tous donnent aux occupants des airs de parfaits vacanciers, notamment lorsque certains fanfaronnent sur leur qualités de pêcheurs, la relation entre autochtones et migrants est constituée principalement d’insultes.
À ce rejet s’ajoute la douleur de cacher à leur famille restée au pays les difficultés rencontrées dans ce pays hostile. « Au pays, ils croient que quand tu es en Europe, tu es arrivé, alors que c’est le contraire », dit l’un des migrants. Des familles qui, loin de percevoir la souffrance de ce qui constitue la vie nouvelle de leurs proches, pensent que la réussite de la migration se mesure à l’indicatif téléphonique « 00 34 ».