Le temps d’une escapade à Florence sous l’étroite surveillance de sa chaperonne, Lucy Honeychurch (Helena Bonham-Carter) échange sa chambre d’hôtel, puis un chaste baiser, avec un libre penseur du nom de George Emerson (Julian Sands). De retour au pays, à l’heure de ses noces avec le snob Cecil Vyse (Daniel Day-Lewis), la jeune femme tente en vain d’oublier cet amour clandestin, tâche d’autant plus difficile que George et son fantasque père se sont installés sans crier gare à proximité de la propriété des Honeychurch.
Poursuivant sur la lancée des Européens et des Bostoniennes, deux adaptations de Henry James, Ivory trouve avec ce premier film tiré des romans d’E.M. Forster l’occasion d’articuler à nouveau les deux marottes de son cinéma : la naissance du désir et le poids des antagonismes sociaux. Dans Chambre avec vue, ces derniers se révèlent d’autant plus indépassables que les manières de la gentry relèguent aux marges de la communauté les personnages à même d’exprimer sincèrement leurs émotions. La beauté des œuvres d’art et des paysages de campagne, à Florence et dans le Surrey, se révèle l’unique catalyseur mis à la disposition des héros, qu’elle exprime l’intériorité bouillonnante de Lucy lorsqu’elle joue du Beethoven dans une pensione tapissée de velour rouge ou qu’elle révèle l’accord amoureux, encore tu, entre la jeune femme et George, dans un champ d’orge doré balayé par le vent. À n’en pas douter, l’horizon synesthésique que cultive le film, où l’espace se met au diapason des états d’âmes, constitue un plaidoyer pour le « style » de son auteur. C’est que la recherche constante de la joliesse charme autant qu’elle frise la monotonie, tant elle remplace la mise en scène par une accumulation de petites vignettes, toutes aussi admirables que désincarnées. On saura d’ailleurs gré à Ivory d’avoir trouvé dans Cecil une figure en mesure de problématiser son geste de cinéaste : incarné par un Daniel Day-Lewis cabotin en diable et constamment surcadré, il ne cesse de prendre des poses guindées à la limite de la contorsion, quand il n’est pas directement placé face à un tableau de maître, à la manière d’un personnage ajouté tardivement par la main de l’artiste. Perclus par le vernis d’une culture dont il fait un constant étalage, Cecil perd une seule fois ses moyens, le temps d’un baiser avec Lucy au pied d’un marais verdoyant – geste romantique auquel coupera néanmoins court une paire de lunettes mal placée, reliquat de son ethos d’intellectuel pompeux.
Illustre auteur ou illustrateur ?
Il faut toute la sensualité rayonnante de Helena Bonham-Carter (exceptionnelle dans son tout premier rôle) ou la drôlerie de Simon Callow, particulièrement avenant en révérend adepte des baignades en tenue d’Ève, pour donner un peu d’air à cette adaptation certes minutieuse, mais dont les couleurs chatoyantes ne suffisent pas à cacher l’académisme latent. Car, au fond, c’est là que le bât blesse : en quittant successivement l’Inde coloniale, puis l’Amérique puritaine de James pour la Vieille Europe de Forster, Ivory trouve un auteur nettement moins cruel dans sa description des codes de conduite hypocrites de la haute bourgeoisie. L’ironie bienveillante de l’écrivain, sa croyance humaniste dans la capacité des sentiments à dépasser les cadres normatifs (profession de foi idéaliste que nuancera cependant largement Retour à Howard Ends) s’accordent finalement assez bien à la superficialité des images d’Ivory, là où le goût des chromos créait un décalage avec l’exploration inquiète de la psyché dans les adaptations de H. James. Par sa légèreté et son optimisme, Chambre avec vue s’avère la quintessence du récit ivorien, où la vérité du cœur triomphe de l’étiquette dans de grandes scènes lyriques, au risque de simplement substituer une imagerie (celle du period drama edouardien) à une autre, opératique lors de la scène du meurtre sur le parvis de la basilique Santa Croce ou bucolique au cours d’une étonnante baignade homoérotique. La limite principale du film tient ainsi à ce que la libération des personnages a lieu au détriment de celle de la forme : son élégance surannée (rappelons que Ivory n’a presque jamais filmé au présent) n’a rien de classique, car elle n’accompagne pas le mouvement d’affranchissement de ses héros, mais contribue au contraire à le figer. Sans doute cette vision du beau, aussi rassurante que conservatrice, correspond-t-elle à une demande bien réelle, à l’heure où le développement des nouvelles images implique des changements de paradigme dans la définition de l’art – en attestent la rétrospective consacrée au cinéaste qui se déroule actuellement à la Cinémathèque française, mais surtout le succès surprise de Call Me by Your Name, film dont la joliesse aristocratique doit beaucoup à Ivory et pour lequel le cinéaste américain a obtenu l’Oscar du meilleur scénario adapté. Reste qu’il manque à ce film d’aimable illustrateur l’invention et la folie dont pouvait faire preuve un Visconti pour se mettre à la hauteur des génies qu’il adaptait, défaut qui cantonne Chambre avec vue au rang de divertissement agréable, mais un peu vain.