Il y a plus de vingt ans, Bernardo Bertolucci tentait de prendre un bain de jouvence en posant ses caméras sous le soleil de Toscane, pour raconter l’apprentissage amoureux et sexuel d’une jeune Américaine qui faisait tourner les têtes et chavirer les cœurs, le temps d’un été. Beauté volée n’est pas resté dans les mémoires (et pour cause, le film n’est pas très réussi), mais il révéla la It Girl de l’époque, Liv Tyler, en s’inscrivant dans la droite lignée d’un micro-genre dont Bonjour Tristesse d’Otto Preminger (1958) fut en quelque sorte le prototype : la chronique estivale d’un basculement, d’une adolescence insouciante aux affres du désir, de l’amour et de la perte.
Le temps d’un été
Quelques jolis titres reviennent en mémoire, souvent associés aux émouvantes actrices dont la fraîcheur le disputait à la spontanéité : Jean Seberg dans Bonjour Tristesse, donc, ou Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée. Et les émois des jeunes hommes, là-dedans ? Dans Call Me By Your Name, adapté du roman homonyme d’André Aciman, Luca Guadagnino met en scène la naissance du désir d’un adolescent pour un jeune homme plus âgé. C’est l’été 1983 dans le nord de l’Italie et Elio (Timothée Chalamet, fabuleuse révélation du film), 17 ans, se laisse doucement porter par la langueur estivale et la douceur d’une vie à l’abri de toute difficulté matérielle. Un père professeur d’archéologie, une mère lettrée et un brin fantasque, une petite amie fraîche comme le jour : Elio est un garçon bien dans ses baskets, à l’esprit aiguisé, dont l’avenir s’annonce radieux. Les vacances à peine commencées dans leur superbe villa, le père d’Elio accueille un assistant de 24 ans venu des États-Unis, Oliver (Armie Hammer). La décontraction toute américaine du jeune homme agresse l’esprit raffiné et la légère arrogance d’Elio, qui navigue avec aisance entre ses trois cultures (italienne, française et américaine) et apprécie modérément de voir Oliver s’installer dans la chambre voisine de la sienne. De joutes verbales en petites provocations, l’été farniente d’Elio est perturbé par l’intrusion de cette caricature d’Apollon d’autant plus agaçante qu’elle est cultivée, drôle et… très séduisante. Elio et Oliver deviennent progressivement inséparables et Elio prend conscience que son désir pour Oliver n’est pas qu’une passade.
Luca Guadagnino aborde son intrigue en la délestant des atermoiements et autres questionnements existentiels qui accompagnent souvent les chroniques adolescentes. C’est précisément ce qui distingue d’emblée Call Me By Your Name de la majeure partie des films au sujet similaire : sa sensualité décomplexée et joyeuse, sa frontalité dénuée de toute vulgarité ou de tentation de provocation, son refus de faire du spleen adolescent (et qui plus est, de la découverte de la sexualité) un motif central autour duquel graviterait toute sa mise en scène. Le film entier ressemble à ses fabuleux décors de la campagne italienne : porté par une indolence qui ne se laisse jamais écraser par la paresse, il irradie d’une beauté pure et sans efforts, dont la simplicité même est la source d’une multitude d’émotions.
Les vestiges du jour
Le scénario, écrit par James Ivory (que l’on n’imaginait plus être aussi inspiré) est d’une très grande finesse. Il fallait beaucoup de délicatesse pour retranscrire, sans fausse pudeur mais en évitant les nombreux écueils, les infinis détails d’une histoire d’amour naissante entre deux jeunes hommes dans l’Italie des années 1980. Le regard du réalisateur sur ses deux personnages est exemplaire : complice de leurs jeux de séduction et de leur désir, en empathie totale mais avec une légère distance qui permet de pressentir l’issue sans pour autant la redouter. Il faut attendre presque la fin du film pour comprendre que la posture du cinéaste est la même que celle du père d’Elio, discrètement présent mais toujours là, pas loin, avec bienveillance. Ce n’est pas anodin s’il offre à Michael Stuhlbarg, qui l’incarne, l’une des plus belles scènes du film : un monologue d’une tendresse infinie, à la fois lucide et réconfortant, qui réussit l’exploit de soulever des montagnes d’émotion avec presque rien.
La mise en scène de Guadagnino prend un plaisir communicatif à accompagner Elio et Oliver dans la naissance de leur histoire. Parce qu’il prend le temps de faire exister ses personnages en dehors de ce qu’ils vont devenir l’un pour l’autre, le réalisateur projette immédiatement le spectateur dans un rapport émotif plus qu’intellectuel aux deux héros — une gageure, quand précisément la première partie du film s’amuse beaucoup à dresser le portrait d’une famille où le confort matériel le dispute à l’aisance spirituelle. Personnage a priori casse-gueule sur le papier, Oliver s’invite dans le film comme le jeune homme prend sa place au sein de la famille : comme un poisson de l’eau, avec juste ce qu’il faut de décalage et d’ironie. Une scène résume bien ce mélange de jeu des corps et de l’esprit : Oliver et Elio se baladent dans le village, s’arrêtent sur une place et parlent d’Histoire autour d’une statue, et la caméra les observe et les suit au gré d’un plan séquence aussi discret que vertigineux qui exprime en un seul mouvement tout ce qui se joue entre les deux personnages. Cela semble rien du tout, mais Guadagnino trouve là un équilibre réellement gracieux qui ne quittera plus le film, des scènes les plus érotiques à d’autres aussi légères qu’un souvenir heureux (on n’est pas près d’oublier les quelques pas de danse maladroits d’Armie Hammer, extraordinaire dans ce qui restera probablement le rôle de sa vie).
On ne révélera rien de l’issue du film ; tout juste dira t‑on que la conclusion hivernale et feutrée de Call Me By Your Name offre un contrepoint paradoxalement lyrique, ouvertement mélodramatique, à la douceur qui le caractérisait jusque là. Elle renforce même le sentiment d’avoir été le témoin d’une bulle temporelle aussi solide que fugace, comme si le réalisateur était parvenu à évoquer la mélancolie d’un instant sans jamais souligner son caractère éphémère mais, au contraire, en l’embrassant comme l’élément déjà fondateur d’une vie qui reste à construire. C’est un peu miraculeux, non seulement parce que c’est déchirant mais aussi, parce que cela nous rappelle que seul le cinéma est capable de dire autant de choses avec si peu.