Comme deux amants qui se frôlent, s’évitent, se détournent l’un de l’autre, puis se retrouvent toujours, la musique cubaine et le jazz new-yorkais s’entrechoquent constamment dans le nouveau film de Fernando Trueba et Javier Mariscal. Convaincus que la musique n’est pas qu’un joli papier peint, les metteurs en scène la replacent avec Chico & Rita au centre de l’intrigue. Elle n’est pas qu’une posture : elle est la passion, charnelle et dévorante, des personnages principaux. Elle jalonne leur rencontre, leurs désamours et leurs retrouvailles ; surtout, elle fait exister le monde autour d’eux. Chico et Rita, protagonistes tragiques d’un amour idéal, nous emmènent avec eux à travers les lieux emblématiques de l’effervescence culturelle des années 1950. Le rythme est enlevé, effréné même parfois, et, inéluctablement, nous entraîne.
À l’origine du projet, il y a un véritable passionné de latin jazz : Fernando Trueba, déjà aux commandes de Calle 54, documentaire qui réunissait dans un studio de la 54ème rue à New York les légendes du jazz cubain. Résonances également, inévitables, du Buena Vista Social Club de Wim Wenders, dans lequel le guitariste Ry Cooder partait lui aussi à la rencontre des vieux ambassadeurs de la musique de La Havane. C’est dans la lignée de ces projets documentaires résolument musicaux que Chico & Rita se met sur les rails. À l’ombre de ses deux aînés, il développe notamment sa singularité dans le choix de la fiction. Pour le coup, il convoque en même temps tous les récents échecs d’un cinéma biographique friand de musiciens légendaires, tout en évitant soigneusement d’aborder leur musique au profit d’enjeux plus racoleurs. Pas vraiment une comédie musicale, pas non plus une simple fiction, ni un documentaire, Chico & Rita est un film qui se pose intelligemment la question de la musique au cinéma, pour, avec beaucoup d’habileté, raconter à la fois une histoire, une culture et une époque.
Sabor a ti
Chico et Rita, pianiste et chanteuse, vivent une aventure amoureuse teintée d’une certaine irréalité. Passionnelle, de façon peut-être un peu trop immédiate, un peu trop cinématographique : leurs corps se jettent l’un à l’autre, aussi violemment qu’ils se repoussent ensuite. Leurs disputes pleines d’orgueil, leurs rancunes, et leurs réconciliations presque lyriques sont autant d’avatars de l’amour fantasmatique qu’ils incarnent. Sitôt qu’ils se retrouvent, leur magnétisme s’inverse toujours, et leur relation devient une incessante poursuite. Au contraire, autour d’eux se déploie un monde qui, lui, existe bel et bien. Du club populaire de Cuba à l’hôtel chic, puis à travers toutes les coulisses de la vie des musiciens newyorkais, Chico & Rita donne à voir un univers bouillonnant de vie. Cette vie, c’est dans la musique qu’il la puise avec le plus de réussite. Les scènes de concert teintent toujours le tableau d’une lueur spéciale, un trait de couleur qui insuffle quelque chose de nouveau au monde, aux personnages — d’une certaine manière, une blue note. C’est au fil de ces instants qu’éclot, mélodie après mélodie, danse après danse, la chair du film.
Au générique ne défilent pas seulement les noms des voix de Chico, Rita et Ramón : le scénario est une version romancée de la vie du pianiste Bebo Valdés, ce sont ses mains qu’on entend sur le piano. C’est ce qui importe le plus dans les choix de casting de Trueba et Mariscal : non pas les voix qui parlent, mais les voix qui chantent, et les mains qui jouent. Pour tout amateur de jazz, Chico & Rita dégage une valeur supplémentaire, dans la manière dont il fait revivre avec une épatante réalité le jeu des musiciens du bebop. Apparition, fulgurante, de Thelonious Monk dans un jam du Village Vanguard. On pourrait redouter une impression de photo sépia, de nostalgie poussiéreuse, escapade dans un passé où plus rien ne vit vraiment. Au contraire : Chico & Rita est un film furieusement sensuel, où la musique réveille le monde, lui insuffle son rythme, libère les passions. Pas de joliesse passéiste, mais du corps, de la saveur : les couleurs sont éclatantes, l’univers extrêmement riche. L’animation fait le choix d’une certain langueur, qui tire parfois à la mollesse, mais travaille avec douceur. Ainsi que le chante Rita au matin : que yo guardo tu sabor, pero tu llevas también, sabor a mi. Chico, Rita, le jazz, la musique afrocubaine : tous s’imprègnent de la saveur de l’autre.