Pendant cette trente-neuvième édition du festival, les rues ensoleillées du centre-ville ont été envahies par une affluence inhabituelle de lycéens, de retraités curieux et de nombreux cinéphiles avides de perles rares. Ce regain de vitalité s’explique par la réussite du pari de ses organisateurs : pratiquer le grand écart entre un cinéma populaire et un cinéma d’auteur. En parallèle de séances consacrées au grand public (la rétrospective Toledano et Nakache, les avant-premières de Tout nous sépare de Thierry Klifa, les derniers films de Mélanie Laurent et Yvan Attal), la programmation accordait une large part à un cinéma plus exigeant, dont un bel hommage aux jeunes cinéastes algériens d’aujourd’hui, des avant-premières de vrais films d’auteurs (L’Usine de rien de Pedro Pinho, Razzia de Nabil Ayouch, le dernier Robert Guédiguian), des rétrospectives de films rares (le néoréaliste Alberto Lattuada, le truculent Fernando Trueba), ou encore un très beau ciné-concert sur Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin (dans le cadre du stage pour les classes de L spécialité cinéma, venus fort nombreuses cette année). Si l’éclectisme fait de plus en plus la richesse du Cinemed, les problèmes socio-politiques du monde méditerranéen continuent à y résonner avec force. Retour sur un cinéma parfois bouillonnant de colère, puisant dans sa rage de nouvelles forces créatives.
Allégories féminines
Temps fort du festival, le programme consacré à « la jeune garde du cinéma algérien », rassemblant des courts et des longs métrages, a révélé la filmographie déjà très cohérente de plusieurs nouveaux auteurs algériens. Parmi eux, Hassan Ferhani (réalisateur de Dans ma tête un rond-point), Karim Moussaoui (En attendant les hirondelles), mais aussi la talentueuse Sofia Djama. Son court métrage Mollement un samedi matin (sorti en 2011) établit un diagnostic sans pitié sur une Algérie gangrenée par l’islamisme grâce à une allégorie pour le moins surprenante : l’impuissance sexuelle. Myassa est agressée par un jeune violeur (Mehdi Ramdani) qui ne parvient pas à obtenir une érection. La mollesse du membre sert de symbole à celle d’un pays à deux doigts du naufrage. Dans un réalisme cru et sensuel, la cinéaste dénonce ainsi à travers le quotidien de cette jeune femme une société où rien ne fonctionne. Cela commence par un climatiseur cassé dans l’appartement de Myassa. Le réparateur, au lieu d’apporter une vraie solution, se réfugie dans les prières. La police quant à elle refuse d’enregistrer la plainte de la jeune femme : « Que faisait-elle dehors la nuit, plutôt que de rester sagement chez elle ?» Le film frappe surtout pour son impressionnante radicalité, la verdeur des dialogues et l’audace des provocations du personnage. Myassa engueule violemment un commissaire dans un réquisitoire spectaculaire, dénonçant le « ventre mou » qu’est devenu l’Algérie. Par l’intermédiaire de Myassa, on entend bien le cri de colère de la jeune cinéaste algérienne au bord de l’explosion contre son propre pays. Mais cette rage terrible n’est pas purement destructrice. Elle vise à réveiller les consciences, incitant à trouver activement des solutions. Le film s’achève ainsi dans la compassion et l’espoir d’une guérison. L’héroïne accomplit finalement un geste thérapeutique : acheter du Viagra au violeur qu’elle recroise.
Dans Kindil, impressionnant moyen métrage de 2016 de Damien Ounouri, scénarisé et interprété par Adila Bendimerad, le personnage féminin sert aussi de révélateur à la triste progression d’un violent intégrisme religieux. Une jolie mère de famille part à la plage avec ses enfants. En plan rapproché, la caméra caresse doucement le corps gracieux de l’actrice pendant la baignade, flottant parmi les voiles transparents de sa robe délicate. Mais cette sensualité de la mise en scène se brise alors qu’un groupe d’hommes surgit avec l’orage, encercle la jeune mère, lui reproche sa tenue provocante, l’agresse et la noie. La transformation brutale d’une société radicalisée semble ainsi bouleverser littéralement l’atmosphère. Choix plutôt rare dans le cinéma social méditerranéen, le duo Bendimerad/Ounouri délaisse progressivement le réalisme, pour laisser libre cours à une poésie visuelle et fantastique. La jeune femme se transforme en femme-méduse ivre de vengeance, semant autour d’elle la panique et la peur dans la petite station balnéaire. À la manière de Bong Joon Ho dans The Host, les cinéastes excellent à sauter d’un genre à l’autre, passant de la comédie au drame et de la tragédie à l’épouvante, C’est finalement par l’horreur que les cinéastes métaphorisent la folie destructrice de leurs contemporains. Dans le dernier plan, la méduse capturée puis harponnée gît ensanglantée sur une fontaine, mitraillée de toutes parts par les badauds et les journalistes. Le motif de l’encerclement revient ainsi deux fois dans le film pour mieux révéler l’oppression subie par le personnage féminin. Il y a d’abord le cercle formé par les hommes, puis celui de cette foule de spectateurs. Le commentaire d’une journaliste dénonce alors le terrible aveuglement d’une bonne partie de la société algérienne – personne ne s’interroge sur les raisons de cette transformation, et tous préfèrent incriminer durement le monstre féminin pour les morts qu’elle a semés autour d’elle.
Sensuelles résistances
Si ces films contestataires épousent la sensualité de ces héroïnes féminines, c’est aussi pour faire l’éloge d’un hédonisme contraire aux règles de la charia. Les Bienheureux de Sofia Djama, premier long métrage, en est certainement l’exemple le plus réussi. Dans ce film choral, les membres d’une famille (père, épouse et fils), deux adolescents et un policier se heurtent tous dans leur quotidien à la radicalisation du pays. On est donc d’abord sidéré par le naturalisme sensuel de la mise en scène : la caméra à l’épaule enregistre les conversations à bâtons rompus entre les personnages, scrutant les visages et les corps au plus près avec douceur et lenteur. À travers le personnage d’Amel, l’épouse de Samir qui souhaite que leur fils quitte l’Algérie, on s’attarde ainsi sur les indices d’une féminité entrée en résistance, ses brushings, les jeans moulants, son beau visage maquillé. La prise de son produit elle aussi un puissant effet d’immersion. Elle capte attentivement le moindre bruit de bouche, de main, ou encore un simple froissement de tissus. Si le scénario et le montage étirent les scènes de la vie courante, c’est pour mieux faire entendre les secousses d’une société en plein déchirement. La cinéaste montre des existences au bord de l’explosion, dans le huis clos étouffant d’une chambre, d’un squat ou d’une cuisine. Un dîner tourne au règlement de compte entre ceux qui ont fui l’Algérie et ceux qui sont restés ; dans la chambre du jeune Fahim, les conversations entre ses amis Reda, adepte de punk core islamique, et l’indépendante Fériel, jeune fille moderne dont la mère fut une victime des années de plomb, tournent à la guerre des sexes. Quoiqu’il arrive, la cinéaste conserve le même regard attentif et doux pour chacun de ses personnages, ne donnant finalement raison à aucun d’entre eux. Un des moments les plus vertigineux du film nous immerge par exemple dans le délire mystique de Reda pendant qu’il écoute son groupe préféré. Ne lâchant pas son beau visage extatique, la caméra s’élève avec lui, colle à ses mouvements, envahie par la musique électrique du groupe pro-islamiste. C’est probablement cela qui est le plus beau dans Les Bienheureux de Sofia Djama : la tendre empathie qui s’en dégage pour absolument tous ses personnages.
Film de crise
Dans un tout autre registre, on pouvait (re) découvrir L’Usine de rien, fiction documentaire du collectif portugais Terratreme, qui avait déjà obtenu un franc succès à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Comme son titre l’annonce, les ouvriers d’une usine d’ascenseurs sont brutalement privés de leurs machines, enlevées pendant la nuit pour préparer une délocalisation. Dans ce film de trois heures adapté d’une pièce de théâtre, la parole devient l’enjeu essentiel du récit. De nombreuses séquences se centrent exclusivement sur le débat parmi les ouvriers de l’usine. Comment réagir ? Faut-il partir, accepter de négocier ? Résister ? Se lancer dans l’autogestion ? Comme dans L’Assemblée de Mariana Otero, ces scènes de discussion révèlent la difficile naissance d’un collectif à la recherche de lui-même, rêvant d’une alternative à la société libérale et capitaliste. Les ouvriers qui entrent en résistance sont filmés dans un même cadre comme une entité mouvante, oscillant entre l’harmonie, l’abattement, les pics de tension, où il n’est pas rare qu’un personnage se désolidarise du groupe et quitte le cadre. Malgré son caractère révolté et politique, le documentaire reste ainsi teinté de la discrète saudade d’un Portugal désemparé face à la crise. Zé, le personnage principal du film, exprime parfois le doute qui anime le collectif, l’observe silencieusement, quitte parfois le décor de l’usine pour se replier sur sa vie privée, pêchant ou chassant avec son fils. Dans la même perspective, le film choisit aussi une mise en abyme très « brechtienne », obligeant le spectateur à prendre un peu de distance. Les cinéastes de Terratreme font leur propre autocritique par l’intermédiaire du personnage de Daniele, un metteur en scène venu apporter son soutien aux ouvriers et préparer une comédie musicale. Zé s’en prend en effet violemment à l’artiste, lui reprochant l’inutilité de son projet et le fait d’utiliser les ouvriers à des fins artistiques. Mais, à travers cette dispute avec Daniele, il s’agit aussi de mettre les ouvriers et les artistes sur un même pied d’égalité. Justement, le film tisse un bel effet miroir entre Terratreme et ce groupe de travailleurs : l’association de cinéastes a elle aussi choisi l’autogestion pour retrouver sa liberté de création. C’est finalement à travers le tournage et sa mise en abyme que s’accomplit enfin le rêve des personnage : celui d’un collectif parvenant enfin à agir tous ensemble. Le temps d’une course en chariots élévateurs, d’un concert de rock et d’une comédie musicale, les dissensions s’effacent, la nostalgie du travail perdu s’estompe et le collectif prend vie, dans un plaisir contagieux de jouer et de créer ensemble crevant tout simplement l’écran.
Ciné-musique
Pour s’abstraire un moment de ces peintures inquiètes du monde, les films musicaux sont un refuge enchanteur — c’est presque une tradition au Cinemed. Pendant des années, c’est ici que Carlos Saura est venu présenter pour la première fois en France ses films de flamenco. Faute d’une nouvelle œuvre du cinéaste, la programmation se rattrape largement avec la rétrospective Fernando Trueba, auteur des films musicaux Chico et Rita, mais aussi de Calle 54, sorti dix ans plus tôt. Dans ce mélange de documentaire culturel, d’autobiographie et de film musical, le cinéaste entreprend la généalogie de la musique afro-cubaine, tout en interviewant et mettant en scène ses plus grands noms, Tito Puentes, Eliane Elias, Chucho Valdes, etc. Le film entier vibre de sa passion énergique pour le jazz, transformant l’enquête documentaire en pèlerinage fasciné entre un New York blanchi par l’hiver et la grisaille pluvieuse de Cuba, allant jusqu’à faire des allers-retours entre l’Amérique et la Hollande pour que Chucho Valdès et son père acceptent de jouer ensemble. Comme Saura, Trueba enchaîne les moments de mini-concerts comme on déplie un éventail, et nous questionne ainsi sur les limites entre captation musicale et cinéma.Comme dans ses fictions les plus shakespeariennes et les plus enjouées (Belle Époque, La Fille de tes rêves), il y a alors quelque chose de virevoltant dans la mise en scène de Trueba. Le montage saute littéralement d’un instrument à l’autre, suivant fidèlement la composition du morceau, ses moments de solos, duos, etc. Le tournage à plusieurs caméras, avec grues et travellling, démultiplie le regard non sans une certaine ivresse. En filmant attentivement chaque artiste, Trueba scrute leur signe distinctif et l’attrape au vol en instant magique : les pieds nus d’Eliane Elias sur les pédales de son piano, sensuellement unie à son instrument, le jeu de mains virtuose de Michel Camilo, allant si vite que la caméra en plongée ne parvient pas à en capter tous les mouvements, ou encore le visage hilare et facétieux de Tito Puente s’excitant sur ses percussions à plus de soixante ans, comme un enfant qui joue.
Nouveauté de cette année, l’équipe de Cinemed a rebondi sur le nouveau film au programme des classes en option cinéma, Les Lumières de la ville de Charlie Chaplin, avec un authentique ciné-concert interprété par l’Orchestre national de Montpellier. Grâce à une pléiade de violons, violoncelles, cuivres, piano, harpe et percussions, la partition écrite par Chaplin lui-même révélait toute sa belle précision, pleine de mickey-mousing surlignant de nombreux gags autour du tramp ou de phrases musicales remplaçant la voix du personnage muet. Quand Charlot rassure les malheureux qu’il croise avec la même maxime optimiste (« demain, les oiseaux chanteront »), c’est ainsi toujours la même ritournelle de violons qui s’élève. Comme dans de nombreuses partitions du classicisme hollywoodien (Max Steiner, Miklos Rozsa, etc.), chaque personnage y a un timbre, une mélodie, et parfois un instrument qui lui est particulier. Mais ce qui séduit surtout, c’est comment l’imaginaire de Chaplin se ressent dans certains morceaux. Il y a par exemple ce moment où Charlot appuie tout guilleret sur la sonnette du riche qu’il croit être son ami. Alors que Charlot sautille sur place, la musique reproduit le carillon, le répète en cascades et le développe finalement dans une envolée pleine de chromatismes enjoués. Comme si l’enthousiasme débordant du personnage s’était contaminé à la musique. La fin du concert eut quelque chose de fantastique : face au visage spectral de Chaplin projeté sur grand écran, la salle de l’opéra Berlioz a retenti d’une foule d’applaudissements en délire, comme si le cinéaste-star avait ressuscité pour ces quelques instants magiques.