Chromophobia : énième film choral à l’intrigue incertaine, ou réunion fertile de talents souvent inexploités au service d’un scénario audacieux ? Au bout du compte, phénomène pour le moins curieux, le film de Martha Fiennes balance effectivement entre ces deux tentatives de définition. Un constat un peu cruel, mais qui suffit pourtant à illustrer le côté bancal de ce projet néanmoins ambitieux et peu commun. Une sorte d’objet de curiosité qui parvient, par touches, à vous captiver, mais qui souffre d’un certain nombre de pistes inexploitées, de situations et de rôles outranciers, et surtout d’une froideur parfaitement voulue mais qui contribue à créer la distance.
« Chromophobia », comme le nom de l’œuvre d’art contemporain qu’achète un jour Iona Aylesbury (Kristin Scott Thomas) avec la même facilité qu’elle achèterait une paire de chaussures. Une œuvre froide et conceptuelle qui réunit deux écrans plasma dont la couleur et l’apparence varient en fonction de l’atmosphère et des personnes qui les entourent. Enfin, en gros. Une œuvre de plus, destinée à meubler, ou plutôt à combler l’immense villa aseptisée de madame, de son avocat de mari et de leur fils un rien déstabilisé. Point. Car si l’œuvre en question donne tout de même son titre au film, elle ne sert qu’à ça, et grossit ainsi les rangs des idées lancées puis trop vite abandonnées par le scénario. Celui-ci présente frontalement sept personnages, évidemment liés entre eux, et protagonistes d’un chassé-croisé difficile à « pitcher », puisqu’il réunit une femme riche mais frustrée sexuellement, un jeune avocat ambitieux, un gamin de huit ans qui tague le nom de son lapin sur les murs immaculés de la maison, un journaliste qui confond amitié et soif du scoop, un assistant social au grand cœur, une prostituée à la dérive, un ancien juge qui cache bien son jeu et un professeur homosexuel ami de la famille.
Le film de Martha Fiennes, présenté en sélection officielle et en clôture du dernier festival de Cannes, apparaît d’emblée comme relevant de cette nouvelle vague de films indépendants américains, qui s’apparente presque à un mouvement artistique émergent en soi, avec ses codes et surtout ses aficionados, parmi lesquels Paul Thomas Anderson (Magnolia, Punch-Drunk Love) ou Michel Gondry (Eternal Sunshine of the Spotless Mind). Mais l’on retrouve surtout l’univers très particulier créé par David O. Russell dans son récent J’adore Huckabees, ou Wes Anderson, réalisateur et scénariste des étranges mais excellents La Famille Tenenbaum et La Vie aquatique. Dès les premières séquences de Chromophobia, on retrouve ce ton décalé teinté de cynisme, cette atmosphère un peu loufoque sans jamais vraiment tomber dans la drôlerie assumée ni la franche comédie, un choix de lumière et de couleur, ici essentiellement glaciales, qui renforce le propos, et surtout une ribambelle de personnages plus ou moins duels, pathétiques ou inquiétants auxquels il n’est pas aisé de s’identifier. Une distance choisie et cultivée, comme pour inciter le spectateur à considérer l’histoire et donc le propos du film dans son ensemble. Par ailleurs, on remarque qu’une fois de plus, ce cinéma-là a su séduire des acteurs ayant déjà brillé (ou pas) dans d’autres films de facture plus « classique », du moins convenue ou attendue. Pourquoi ? Pour avoir l’impression de s’encanailler en flirtant avec un cinéma plus « borderline » ? Pour donner du relief ou un souffle nouveau à des carrières un peu plan-plan ? Ou simplement par curiosité et par goût de la découverte et de l’expérimentation ? Peu importe. De plus en plus d’acteurs se lancent et c’est tant mieux. Car si ces films sont souvent déroutants, dérangeants ou partiellement hermétiques, ils apportent une dimension nouvelle au cinéma américain actuel.
Si Chromophobia apparaît d’abord comme le récit de la désintégration d’une famille bourgeoise londonienne, le film se veut aussi une analyse presque anthropologique des grandes cités modernes. Londres est en effet filmée, ici, comme un vivier moderne au sein duquel se croisent et se heurtent les différentes couches sociales qui la composent. D’où la palette de personnages ; d’où la multiplication des histoires toutes liées entre elles ; d’où la structure multiple, la complexité de la trame narrative et la richesse du scénario. Finalement, cette comédie dramatique se révèle un film sans conteste original et audacieux, par moments percutant, un rien barré mais souvent jouissif, et qui suscite davantage d’émotions qu’il n’y paraît, du moins dans sa dernière partie, forte d’un climax qui tarde malheureusement à venir. En l’espace de deux heures dix, la réalisatrice aborde tour à tour et non sans une certaine ironie les thèmes aussi variés que contemporains de la psychanalyse, de la chirurgie esthétique, du couple, du rôle de parent, de l’adultère, de la pédophilie (supposée), du consumérisme, de la perte des valeurs… Comme autant de palliatifs à l’ennui et à l’insatisfaction qui caractérisent les sociétés modernes. Un projet ambitieux, donc, paré d’une beauté aussi évidente et froide que le personnage de femme, mère et épouse frustrée, interprété par Kristin Scott Thomas, parfaite dans un rôle enfin à sa mesure. On peut néanmoins regretter le propos finalement essentiel du film, à savoir que tous ces personnages, aussi sournois, désespérés, bons ou méprisables soient-ils, portent tous en eux une part d’humanité qui les rapprochera et les sauvera. Mouais. Une morale un peu indigeste, bâtie sur quelques facilités qui édulcorent l’ambition de départ, comme ce personnage, campé par Penélope Cruz, de prostituée malade, rebelle et mère courage, qui ressemble cruellement à son rôle (la maternité mise à part) dans À corps perdus, de Sergio Castellitto (2003). Ici le trait est forcé, le drame poussé ; et cette histoire dans l’histoire finit par être la seule qui s’additionne à l’ensemble sans s’y fondre. Une faille de plus dans un film décidément bancal, quoique brillant par instants, à la faveur de quelques scènes remarquables, dans lesquelles les personnages semblent asséner d’énormes coups de masse dans les fondations déjà fragiles de leur univers et de leur statut social. Des séquences en forme de promesse, qui laissent augurer de nouvelles curiosités de réalisation pour une cinéaste en gestation. À surveiller, donc.