Le réalisateur des Rois du désert (1999) revient avec un film ostensiblement gonflé et déroutant, et parvient au passage à réunir une distribution aussi riche qu’inattendue. Acte d’autosatisfaction manifeste et insupportable pour les uns, création originale et inspirée pour les autres, J’adore Huckabees a de quoi susciter des réactions extrêmes et contradictoires. Il n’en demeure pas moins un vrai film d’auteur, plus enclin à bouleverser certains codes et à dresser une satire grinçante de la société américaine qu’il n’y paraît.
Le synopsis annonce d’emblée la couleur. Albert Markovski, petit bonhomme idéaliste et impressionnable, poète à ses heures, milite au sein de la Coalition des Espaces Verts contre l’urbanisation galopante de l’Amérique. Et trouve en la personne de Brad Stand (Jude Law, moins lisse qu’à l’accoutumée), un yuppie amoral et sans vergogne à la botte d’une chaîne de grandes surfaces, les fameux magasins « Huckabees », son ennemi juré. Jusqu’au jour où il fait appel à un couple de « détectives existentiels » (Dustin Hoffman et Lily Tomlin), qui entreprennent de disséquer ses angoisses et ébranlent au passage son existence. Bizarroïde, invraisemblable, un rien alambiqué, J’adore Huckabees ne ressemble pas à un film américain lambda. Derrière ce titre à la fois ludique et intrigant, se cache le portrait peu ordinaire d’un loser pathétique et attachant, et à travers lui d’une certaine Amérique des années 2000. Celle de l’après-11-Septembre (Mark Wahlberg campe un pompier traumatisé par les attentats de 2001 et obsédé par l’utilisation effrénée du pétrole), de la consommation aveugle de masse, du marketing sauvage (Naomi Watts en effigie-bimbo des magasins Huckabees, frères siamois des succursales Walmart), et d’un besoin latent de retour aux sources et à la nature…
Et si J’adore Huckabees s’avère rapidement déroutant, il s’inscrit en cela dans la lignée de certains films du cinéma américain récent, comme La Famille Tenenbaum, La Vie aquatique, Dans la peau de John Malkovich, Punch-Drunk Love, et même le dernier Michel Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, sur un scénario de Charlie Kaufman. Des scénarii risqués parce qu’ambitieux, mais plus créatifs et innovants qu’il n’y paraît au premier abord. De cette incongruité assumée, et même érigée en parti pris, naissent un ton, un style, une autodérision rare donc précieuse. Si J’adore Huckabees souffre d’un certain déséquilibre entre des scènes burlesques, cyniques ou plus dérisoires, il brille aussi, par moment, d’une gracieuse absurdité. Et se meut en une querelle intestine entre quête de vérité et futilité de l’existence, entre idéalisme et pragmatisme, entre vie sociale et individualisme, entre questionnement philosophique et matérialisme…
Pour mettre en image son projet doux-dingue, David O. Russell, également scénariste et producteur, n’a pas lésiné sur les moyens. Casting étonnant (Dustin Hoffman, Jude Law, Naomi Watts, Mark Wahlberg, Isabelle Huppert), parti-pris visuels clairement affichés (palette de couleurs froides, lumière franche), le tout incrusté d’effets spéciaux dignes d’une campagne de publicité pour un certain opérateur de téléphonie mobile français (image ralentie décomposée en carrés mobiles et volatiles). Autant de choix qui confèrent au film son esthétique plutôt classique, atone et épurée. Russell joue à loisir sur le décalage, qui n’est pas sans rappeler le cinéma « allenien », fait décidément preuve d’un goût certain pour l’ironie, et mise beaucoup sur le potentiel comique de sa pléiade d’acteurs. Là encore, le résultat est inégal. Mais tous semblent éprouver un malin plaisir à égratigner leur image, en explorant un registre nouveau : celui de la comédie loufoque inspirée. De ce mélange, qui flirte çà et là avec le fourre-tout maladroit et surréaliste, il ressort pourtant une étonnante sincérité ; et J’adore Huckabees se révèle, si on s’en donne la peine, un ovni divertissant et stimulant.