Daniel Mantovani, écrivain argentin, reçoit le prix Nobel, et, complément de la plus prestigieuse des récompenses littéraires, une pile de propositions et d’invitations en tous genres. À son grand étonnement, l’une d’entre elles provient de son village natal, la petite bourgade de Salas dans le Sud rural de l’Argentine, qu’il a quitté quarante ans auparavant et où il n’est jamais revenu. Profitant de l’occasion pour renouer avec ce lieu qui hante son œuvre littéraire, l’écrivain part pour quatre jours sans son agent, et retrouve une ville où rien n’a changé. Pour le meilleur et (surtout) le pire.
Docu-satire
Dans leur mise en scène sobre de la persécution qui surgit inévitablement du contact entre un écrivain et la province étriquée où il fait son retour, Mariano Cohn et Gastón Duprat parviennent, non sans efficacité, à reposer la grande (et certes un peu classique) question de la place de l’écrivain dans la cité.
Les deux cinéastes emploient dans ce but un dispositif aux contours incertains. Filmé caméra à l’épaule à la façon d’un reportage télévisé, le film joue de ce dépouillement visuel et de l’effet de réel qu’il suscite pour se livrer à une forme de quasi-réalisme tout à fait plausible, et pourtant non moins fictif. À commencer par leur protagoniste : un prix Nobel argentin, c’est-à-dire un romancier qui n’existe pas encore (oui, Borges n’a pas eu le prix Nobel…). Ce cadre apparemment normal, voire banal est à son tour traversé de dissonances : la satire et l’angoisse, qui se côtoient et basculent souvent l’une dans l’autre. Car Citoyen d’honneur n’est pas une comédie : son humour grinçant est plutôt celui d’un rictus qui révulse ou suscite un sourire gêné, comme l’image des « succulentes » têtes d’agneaux (souriantes, elles aussi) qu’Antonio, l’ancien meilleur ami de l’écrivain, veut lui servir à dîner.
Le revers de la persécution
Une forme d’ironie souterraine traverse le récit, à commencer par ses premiers plans. Ainsi la maison de Mantovani, sur les collines de Barcelone, a l’air, en tout et pour tout, d’un petit bunker. Bunker qui marque symboliquement sa retraite vis-à-vis du monde et de ses obligations d’écrivain, et finit par acquérir une dimension prémonitoire, au vu du danger qui le guette dès qu’il s’en éloigne pour revenir « à la maison ». C’est que, pour emprunter la célèbre formule de Pasolini, le succès est le revers de la persécution.
Privilégié et fragile, sanctifié et sacrifié, l’écrivain se meut dans une dimension ambiguë dont les cinéastes explorent les nuances. Mantovani éprouve ainsi, d’emblée, une inquiétude vis-à-vis de la consécration de son œuvre, comme en témoigne le plan initial du film, qui le voit, une main sur le visage, attendre dans une antichambre la remise de son prix et rentrer dans la salle comme dans un tribunal. Mais si la consécration d’un artiste revient certes à une momification, elle est aussi la contrepartie d’un privilège et d’un droit de parole (y compris de protestation) dont celui-ci se trouve soudain privé dès qu’il remet les pieds dans sa petite bourgade natale.
Semblablement, le film se refuse à donner vie à un martyr de la liberté d’expression. Par petites touches, la mise en scène nous rappelle les aspérités de son protagoniste, dans les comportements duquel on peine à distinguer le caprice de l’intransigeance morale, l’honnêteté de l’impolitesse. Car Mantovani est agacé par le decorum et les codes de son milieu, ce que traduit son refus de la « tournée » qui devrait accompagner la remise de son prix : mais son agacement n’est-il pas un simple refus de jouer selon les règles d’un jeu auquel, du fait de son succès et de son activité même, il participe ? Ironie du sort (ou du scénario), c’est précisément au moment où il pense échapper à ce decorum dans la pampa argentine, que sa version défroquée mais tout aussi rigide refait surface dans les obligations, les codes et les entourloupes de la vie de province.
Le degré zéro de la lecture
Car revenir au pays, pour l’écrivain en panne d’inspiration, équivaut à revenir dans un monde d’avant l’écriture et d’avant la lecture : à se plonger dans la société bien concrète qu’il a transformée en son univers, et à prendre conscience que cette société, en contrepartie, n’a pas lu son œuvre. On comprend donc comment le ton puisse évoluer lentement, mais sûrement, du grotesque initial (sandwichs avec des petits yeux en rondelles de saucisson, tableau de caniche peint par une baronne locale présentant quelques analogies avec la fameuse « restauration » du Christ tentée par une octogénaire de Borja en Espagne) à un malaise plus agressif. Le film s’appuie sur cette incompréhension, et met en lumière l’impossibilité d’une rencontre entre le « ciudadano ilustre » et ses « concitoyens », dont les échanges se fondent sur une sociabilité nécessairement malhonnête et envahissante, depuis des invitations à dîner qui prennent des airs d’injonction, jusqu’au père de famille qui se rend à l’hôtel en compagnie de son fils tétraplégique pour demander à l’écrivain l’achat d’une chaise roulante. Une sociabilité, cependant, qui fait apparaître la maladresse de Mantovani devant ce qui relève d’un art du compromis que son prestige d’écrivain lui a permis d’oublier. Dans ce jeu de bascule, le protagoniste en vient à être littéralement envahi par son passé, notamment quand il retrouve ceux qu’il a, en un sens, abandonnés: son ancienne petite copine, à présent mariée à son ancien meilleur ami, qui revendique hystériquement le bonheur de leur mariage, forcément perturbé par le retour en fanfare de celui qui n’est plus Daniel mais le « grand écrivain ».
La violence latente dans cette suite de rapports est matérialisée par la campagne de calomnie orchestrée par le président de l’association des peintres de Salas, dont Mantovani a eu le malheur de ne pas sélectionner le tableau en tant que jury d’un prix de peinture. Mais précisément, la calomnie révèle le caractère hautement problématique d’un retour que l’écrivain envisageait, non sans paternalisme, comme une simple visite de courtoisie. À mesure que les rencontres et les comportements se font plus hostiles, certains questionnements essentiels tenus pour acquis réapparaissent : si l’inspiration d’un personnage provient d’un homme réel, quel droit a l’écrivain de contredire le fils de ce dernier quand celui-ci choisit d’y voir le portrait de son père ? Si l’œuvre d’art parle à tous et se veut universelle, quelle doit être sa réception par ceux qu’elle vise concrètement, ceux qui restent, et que l’écriture réifie au regard du vaste monde auquel l’écrivain s’adresse ?
La violence du petit monde rural et de ses notables, qui reprochent à Mantovani d’être un traître, finit dès lors par cristalliser la violence, sans cesse répétée et pour cette raison toujours actuelle (qu’on songe à la parenté de cet argumentaire avec celui qui continue de s’abattre sur Roberto Saviano dans sa région natale), d’une collectivité contre ceux qui s’en isolent. Mais à cette violence répond aussi le pouvoir quasi-démiurgique de l’écrivain, via la valeur de vérité qu’on octroie à l’écriture, y compris quand elle se veut fictionnelle. C’est ce que le retournement final du film suggère habilement, en se détournant d’une chasse à l’homme un peu escomptée : si les médailles qu’on leur décerne prennent parfois des airs de cible, ceux qui veulent les faire taire feraient mieux de ne pas rater leur coup. Car le plus grand privilège des hommes de plume est d’avoir le dernier mot.