Coluche, en infléchissant quelque peu les règles du biopic à la française, parviendrait-il à nous faire oublier son énorme désir de communion, sa tentative empressée de rassembler un peuple français éhontément singulier ?
Doucement, le cinéma se retourne vers les années 1980. On ose enfin, depuis quelques films, poser le regard sur ce qui a longtemps été considéré comme irregardable. Pas loin de trente ans – une génération – auront suffi à transformer en signe d’époque l’infamie d’un look qu’on s’était empressé de quitter avec un dégoût moqueur, non sans honte. Mais il s’agit de jeter aujourd’hui un œil ou une oreille dans la rue pour se convaincre que cette décennie revient en grâce de manière inattendue et pas seulement au cinéma : la mode vestimentaire et la musique électronique des kids se sont déjà chargées de la recycler. Il nous reste, grosso modo, deux images dominantes des années 80, qui semblent s’opposer, mais dont l’une serait plutôt le revers de l’autre : un monde très coloré et un monde très gris (ou très bleu). D’un côté l’hystérie criarde (l’explosion du divertissement), de l’autre la déprime neurasthénique (la crise). Entre le signe sinistre d’un réel exsangue et la fuite en avant dans l’imaginaire fluorescent, trouverions-nous enfin quelque chose à enregistrer de cette étrange époque dont nous débarquons ?
Coluche, l’histoire d’un mec, loin de donner une réponse, au moins, propose une image (des années 80). Et cette image, pas si éloignée du temps de son sujet, a le bon instinct de lorgner plutôt vers l’album souvenir que vers le musée vintage. Dans les deux cas, pourtant, on n’échappe pas à un certain fétichisme de collectionneur : qu’on reconnaisse une suite de faits historiques ou la coupe des pantalons de l’époque, c’est le même principe d’accumulation qui prime. À cela, on ne trouvera rien d’anormal, puisque Coluche est un biopic. Or, réaliser un biopic – sa vie, son œuvre – cela consiste, sauf exception, à filmer une bibliographie ou une discographie (ou une « sketchographie », au choix), c’est-à-dire filmer un empilement de dates en prenant bien soin – pour qu’on ne s’en aperçoive pas – de leur décocher la flèche d’une trajectoire, comme on aligne sur une brochette les dés d’agneau et autres morceaux de poivron. Les dates, c’est ce que tout le monde connaît et attend (chansons, sketches, faits marquants, tout ce côté « greatest hits ») ; la flèche, c’est la vie de l’homme, son intimité, ses zones d’ombre, ses faiblesses, tout cela qui avance vers un seul point : les cartons conclusifs en guide de coda biographique. Mais de Caunes, dont c’est le quatrième film, infléchit heureusement la logique du genre. Le spectateur n’est pas invité à traverser la vie entière de Coluche, mais seulement l’un de ses épisodes, très précisément celui de sa candidature aux élections présidentielles. Cela a pour effet bénéfique de ne pas diviser le film entre public et privé, ce qu’on connaît de l’homme et ce qu’on reconstitue de sa vie. Le réalisateur le dit lui-même : il n’existe pas vraiment de zones d’ombre dans la vie de Coluche.
Coluche donc, à l’orée des années 1980, est déjà une star du music-hall. Tous les soirs, au Théâtre du Gymnase, il réunit un vaste public et dénonce l’inertie politique en temps de crise. Les gens rient et se purgent. Un jour – le fameux « un jour » du biopic – sous forme de blague, il prétend se présenter aux élections présidentielles dans la mesure où les politiques, eux, lui piquent bien son boulot de comique. Son staff se prend au jeu, la mayonnaise grimpe, entre conférences de presse bouffonnes, rencontres avec les différents représentants de groupes minoritaires, et fêtes au sous-sol de la rue Gazan. Le bouffon, comme chez Shakespeare, est porteur d’une vérité que la morosité ambiante refoule. Mais au-delà de la blague, Coluche se rend compte qu’il finit par soulever une véritable ferveur populaire, les intentions de vote prennent des proportions inattendues. L’humour qu’il prodigue sur scène, à la télévision, ou relayé par les journaux satiriques, soigne chez les gens une souffrance bien réelle. Sa démarche, quelque part, souligne un désespoir dont on n’avait pas encore mesuré l’ampleur. Coluche se découvre une responsabilité, prend sa tâche de bouffon de plus en plus au sérieux : en poussant le refus du sérieux à ses limites ultimes. C’est là sa grande contradiction. Ce qui n’était à l’origine qu’un gros coup de provoc finit par le dépasser. Il s’engage dans une grève de la faim compromettante et, désabusé, lâche les rênes, conscient des limites de son rôle d’agitateur, éprouvant la fausse miscibilité des espaces politiques, cédant enfin le passage à la victoire de François Mitterrand.
En France, le biopic est un genre qui tient le coup puisqu’il se fond dans une mythologie toute nationale, celle des Monstres sacrés. Différents des « grands hommes » à l’américaine, ils se définissent avant tout par du trop plein, de la monstruosité justement : physique hors normes, appétits immenses, truculence. Le Monstre sacré est une incarnation en surchauffe de l’ « être français » : elle déborde de partout, elle fume, elle fulmine. C’est normal, puisque le Monstre Sacré est fait pour conjurer l’infinie dispersion de la société française et lui offrir, le temps d’un film (ou d’un concert), l’occasion d’une communion. Si le monstre rassemble, cela veut dire aussi qu’il avale, qu’il absorbe. Il fait le grand écart entre différents types de population qui ne se croisent jamais. Sa bigarrure vient de là, tout rapiécé qu’il est. Le Monstre sacré tente le raccord impossible, l’unité nationale, par-dessus la fracture. Il cherche un peuple. Pour cela, il dévore tous ceux qui l’entourent – ses proches – et occupe toute la place – la scène. Coluche, l’histoire d’un mec déroule assez précisément ce programme autour de sa star. Ledit Coluche a un appétit de vie bigger than life. Il évolue dans une fête permanente, sans cesse entouré d’une nuée de proches (agent, assistants, amis) dont il se nourrit et qu’il use ; il bouffe, fume, sniffe, baise, conduit vite. Les conséquences de sa candidature épuisent sa femme et disloquent son foyer (déjà bien envahi). Enfin, ce principe d’entropie (après tout, le biopic, n’échappant pas à sa moitié « bio », va inévitablement vers la mort, comprise comme l’épuisement d’une énergie) est systématiquement lézardé par les rencontres de Coluche avec les différentes communautés qu’il tente un temps de rassembler derrière lui. Les intellectuels, les homosexuels, la LCR, les chômeurs, etc. Coluche écoute, plaisante, accepte le soutien ou le refuse : il fait un grand collage. Le film intègre à sa forme celle du fameux « Avis à la population » de Coluche candidat : « J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques… ». Mais sans l’humour. Évidemment, cela va sans dire que Coluche réclame l’adhésion complète au Monstre dont il dresse le portrait. Pas de place à la critique : les seuls opposants sont ou de droite, ou des cons, ou des fous… C’est la loi du biopic, de tabler sur un amour déjà acquis.
Passons rapidement sur l’enrobage – la performance mimétique de François-Xavier Demaison, la caméra désœuvrée de de Caunes, le souffle un peu court des scènes – pour en venir à l’essentiel, au meilleur du film. Coluche dresse le portrait, à travers son personnage principal, d’une période de confusion entre le spectacle et la politique. Il n’identifie pas les années 1980 comme l’origine de cette confusion, aussi vieille que la politique ou le spectacle, mais prend acte d’un basculement total. Désormais, il devient impossible de les distinguer et le grand perdant de cette opération, c’est le réel. Très peu de place, finalement, pour la grisaille du giscardisme finissant, dans Coluche, et quand ce dernier vient rendre visite à son comité de soutien en Picardie, c’est pour l’arroser des couleurs bariolées de son gilet à grosses mailles. Si la démarche de l’humoriste naît en partie d’un constat de confusion entre la gauche et la droite, il y répond par un programme similaire : en poussant le music-hall sur la scène du politique. Dès lors, le film s’inscrit clairement du côté du spectacle, lui confiant son admiration sincère et sa foi en ce qu’il peut révéler certaines vérités indicibles. Cependant, le film ne joue jamais sur les puissances du faux et reste bien calé sur sa base d’objectivité. En s’attachant à un homme d’image comme Coluche, sensé lui-même délivrer un commentaire sur la réalité, le film semble ne plus tant s’inquiéter de cette dernière. Pour qui se bat Coluche ? Pour des spectateurs, le public, la minorité, les « vrais gens » ? Nous ne verrons ceux-ci que très furtivement. Vérité de Coluche, réalité du spectacle. Ils deviennent désormais inséparables. Le réel ne nécessite plus de justification immédiate, on se contente très bien du spectacle, et seulement du spectacle, pour raconter une aventure politique. Faut-il s’en inquiéter ?