En 2008, avec Au loin des villages, Olivier Zuchuat avait proposé un essai documentaire sur un camp de réfugié au Tchad. Autre lieu autre temps : il s’intéresse ici au camp de détention et de rééducation de l’île grecque de Makronissos où, de 1947 à 1950, l’armée gouvernementale en guerre avec les forces communistes déportait ses prisonniers politiques.
Poésie et histoire
Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit fait se frotter deux régimes d’image et de texte. Des plans pris aujourd’hui sur l’île de Makronissos et des images d’époque, les discours des autorités et les poèmes écrits par les détenus. Peu de « faits », de témoignages, de données historiques, pas d’entretiens avec des historiens ou d’anciens détenus. C’est d’abord par la parole poétique que le réel de Makronissos doit se dessiner pour le spectateur.
Cette relative substitution de la poésie à l’histoire constitue un pari risqué, étant donné le caractère assez peu connu de cet épisode historique. Les textes auraient sans doute gagné en puissance par une meilleure connaissance de leur contexte : pour jouir de la transposition poétique du réel, il faut le connaître à un certain degré. Nous aurions souhaité en savoir plus. Malgré notre empathie, Makronissos, ses institutions, et ses habitants de passage restent un peu abstraits.
Tranquillité de l’oubli
Ce manque a du reste sa justification : l’oubli constitue un des objets de Comme des lions de pierre. L’île est un désert balayé par le vent, et les traces disparaissent rapidement – c’est cet effacement qui est donné à voir par les plans tournés sur l’île aujourd’hui. Dans une solennité sans pompe, la caméra d’Olivier Zuchuat dessine patiemment son espace, par de longs et lents travellings et panoramas : étonnantes structures en pierre sèche, tas de pierres disposées rythmiquement sur la colline, longues bâtisses sans toit, des fenêtres desquelles partout se découvre la mer. N’était leur sordide raison d’être, les ruines du camp paraîtraient presque aussi vénérables que les vestiges antiques. Mais puisque ce n’est pas à l’image de signifier la violence, c’est aux mots de le faire.
Deux poétiques
C’est bien sur ce plan que le film est le plus efficace, et moins dans la friction entre les images et le verbe, que dans celle entre deux types de discours et deux régimes de langue – là, cela fait quelques belles étincelles. D’un côté la poésie des victimes, les mots qui cherchent à passer entre les barbelés ; de l’autre le discours de ceux qui les érigent, scandé et répété au haut-parleur. C’est toute une poétique glaciale, une anthologie du fascisme romantisant, filant à l’infini la métaphore de la société organique, avec ses microbes, ses toxiques et ses remèdes. La rhétorique prenait même corps in situ, puisque les prisonniers déplaçaient des pierres pour écrire devises ou « Patrie ! » sur le flan de la montagne. La leçon est édifiante, et très efficace la confrontation du haut-parleur totalitaire avec les mots griffonnés dans un coin de cellule, et qui permettaient la résistance spirituelle.