L’export du cinéma péruvien est suffisamment rare pour ne pas regarder avec intérêt la sortie en salles de Contracorriente. D’autant plus que ce premier film de Javien Fuentes-León jouit déjà d’une belle notoriété : présenté avec succès dans de nombreux festivals internationaux, il a reçu le prix du public à Sundance en 2010 et a même été en lice pour représenter le Pérou à l’Oscar du meilleur film étranger. À mi-chemin entre Ghost et Brokeback Mountain, Contracorriente est en effet une belle fable surnaturelle aux élans universels qui révèle un réalisateur prometteur.
De par son histoire, Contracorriente aurait tous les ingrédients pour rejoindre la famille des grands mélos américains. Ancré dans le cadre fantasmagorique d’un petit village catholique de la côte péruvienne, Javier Fuentes-León ne cherche en aucun cas le réalisme social (celui qui était à l’œuvre dans La terre tremble de Visconti). Par le biais d’un triangle amoureux multi-sexuel et l’intervention d’un fantôme, il trouve matière à une allégorie autour de la notion de virilité, dans une communauté encore régie par les traditions ancestrales. Miguel, un marin pêcheur, semble avoir une vie exemplaire. Reconnu par ses pairs, lavé de tout « péché », il vit avec Mariela, sa femme qui attend un enfant. Mais ce que tout le monde ignore, c’est que Miguel vit secrètement une histoire d’amour avec Santiago, un peintre qui vit à l’écart du village. Quoique fort épris de Santiago, Miguel assume très mal cette relation… jusqu’au jour où le peintre disparaît.
Le parcours du Péruvien Javier Fuentes-León reste assez atypique. D’abord promu à une brillante carrière de médecin, il décide de tout plaquer à la fin de ses études pour s’exiler à Los Angeles et se lancer dans le cinéma. Après deux court-métrages remarqués, il réalise avec Contracorriente son premier long-métrage qui est aussi un retour au pays d’origine, avec un sujet par ailleurs difficile. En effet, l’homosexualité au Pérou reste encore taboue et l’homophobie y demeure, logiquement, virulente. Il n’est donc pas innocent que dans cette coproduction entre l’Europe et l’Amérique Latine, ce soient d’abord la France et l’Allemagne qui aient investi de l’argent avant d’être rejoints par la Colombie et le Pérou. De même, une critique trop virulente, ou en tout cas trop directe, de cette société encore enlisée dans certaines croyances rétrogrades, aurait sûrement été plus difficile à défendre. Dès lors, on comprend mieux le parti pris d’une forme certes moins agressive mais plus universelle et grand public. C’était un peu la leçon laissée par les maîtres du genre comme Douglas Sirk, Fassbinder ou même Almodóvar : rien ne vaut un bon mélo qui fait pleurer dans les chaumières pour faire évoluer un peu les mentalités. Le choix des acteurs principaux n’est pas un hasard non plus. Beaux, touchants et toujours justes, Christian Mercado et Manolo Cardona sont très populaires en Amérique Latine. Ce dernier a même été classé dans les hommes les plus sexy de son pays. Bref avec leur capital sympathie et leur physique de gendre idéal, ils sont un appel à l’identification ou du moins à l’empathie. Et cela fonctionne. Certes, on peut reconnaître que, par moments, le film tire un peu sur la corde du sentimentalisme facile. Mais ce qui le sauve de la naïveté, c’est son regard qui ne sombre jamais dans le manichéisme. Le réalisateur sait toujours se mettre à la bonne distance pour ne jamais juger ni charger ses personnages. Le rôle de Mariela, apporte également un équilibre au duo masculin tout en complexifiant les tenants et aboutissants de leur relation. On sent également que le couple qu’elle forme avec Miguel respire la sincérité, qu’il y a un affect profond au-delà de tout « déterminisme » social.
Dès lors Contracorriente assume pleinement ses influences allant jusqu’à faire de son récit une fable. Le recours au surnaturel en est la meilleure expression. Ce qui n’aurait pu n’être qu’un effet scénaristique (le film Ghost en a fait l’un de ses moteurs) reste ici particulièrement significatif dans la mesure où la culture péruvienne donne encore une grande place aux superstitions. Elle est un moyen supplémentaire d’enrober le tabou de l’homosexualité dans un langage parfaitement lisible par la société qui est dépeinte. Ironiquement, la seule rencontre entre le peintre et la femme de Miguel se fait justement par l’entremise de ces superstitions. Au marché, Santiago, qui est tombé par hasard sur Mariela, lui offre une bougie à allumer à la naissance de son enfant, comme le veut la tradition. Le réalisateur va même encore plus loin lorsqu’il fait du fantastique la projection des désordres intérieurs de Miguel. En un mot : l’homo se doit d’être invisible. En effet, après la disparition du peintre, son fantôme réapparaît mais seul Miguel a la faculté de le voir. Pour ce dernier qui ne jurait que sur le mode « pour vivre heureux, vivons cachés », cette situation est presque idéale. Mais au bout du compte, le spectre de Santiago ne fait que cristalliser les non-dits et l’absence de reconnaissance sociale qu’une relation entre deux hommes peut avoir dans cette communauté de pêcheurs.
Paradoxalement, l’homosexualité n’est pas le thème central de Contracorriente. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est plutôt de questionner la notion de virilité telle qu’elle est envisagée par la culture péruvienne et comment aussi un amour « hors normes » peut trouver sa place dans la tradition. C’est sûrement grâce à cela que le film reste finalement aussi universel. Le réalisateur dépeint ainsi une société archétypale car patriarcale où les rôles semblent figés et ne s’expriment que socialement. Cette distinction très nette entre les sexes est montrée au détour de nombreuses scènes où l’on voit les hommes entre eux, fiers de leurs femmes et de leurs enfants, travailler avant de se retrouver pour jouer aux cartes. Et de l’autre côté, les femmes qui vaquent à leurs activités domestiques. La religion a certainement contribué à figer cette représentation du masculin et du féminin. Dans Contracorriente, elle est prédominante, et ce dès la scène d’ouverture qui fera écho à la dernière scène. Miguel y est, en effet, appelé pour porter le corps d’un défunt car jugé l’une des personnes les plus pures du village. Elle ne cessera ensuite de parsemer le film, des croix que l’on porte ou que l’on met au pied du berceau à ces offices qui ponctuent la vie quotidienne. Aussi, avant donc d’assumer son homosexualité, Miguel doit-il avant tout se débattre avec cette culture et ses propres préjugés. Il est bien fait état d’une homophobie dans le village, notamment par le biais des murmures qui animent la communauté dès qu’il s’agit de parler de ce peintre « différent ». Mais elle n’est pas la plus directe. C’est Miguel lui-même qui se montre le plus homophobe envers lui-même, qui refuse de se considérer comme gay et qui rejette, par ricochets, sur Santiago toutes ses frustrations et ses débats intérieurs. L’une des scènes clés du film est la dispute sur la plage où le peintre confronte son amant d’une part à ses propres contradictions et d’autre part résume assez bien l’appréhension de la masculinité au Pérou : « Tu n’es pas un pédé car tu n’as pas de couilles. Tu penses qu’un homme se reconnaît à sa femme et à ses gosses. »
Le hasard des sorties fait que Contracorriente arrive en France quelques semaines après Beauty, récompensé par la Queer Palm au dernier festival de Cannes. Ces deux films ont en commun d’avoir pour protagonistes des homosexuels qui sont entrés dans le rang de la norme et se débattent avec leurs désirs les plus profonds. Dans les deux cas, la remise en question passe par le sacrifice d’un tiers : un viol dans Beauty, un mort dans Contracorriente. Mais là où le personnage de Beauty restait spectateur de lui-même et de la vie qu’il aurait pu avoir (c’est tout le sens à donner au dernier plan du film), Miguel, lui, finit par découvrir les chemins de l’acceptation. De fait, derrière le drame, Contracorriente reste un film solaire, par ailleurs proche des éléments : la terre (à aucun moment la fuite n’est montrée comme une solution), le ciel, l’eau… De toute les chromatiques, Contracorriente montre aussi un goût pour le bleu (couleur que l’on attribue spontanément à la masculinité), à commencer par les murs bleu azur du bungalow de Miguel. Mais le bleu, c’est aussi la teinte de l’océan, élément essentiel pour cette communauté de pêcheurs, à la fois source de vie (on y pêche le poisson) et à la fois rattachée à la mort par le rituel qui veut que les corps des défunts soient jetés dans la mer. Et symboliquement, comme un clin d’œil au titre du film, cette eau qui a été fatale pour le peintre, devient pour Miguel le moteur de sa rédemption, dès lors qu’il décide d’accomplir le rituel funéraire pour Santiago et ainsi officialiser leur relation aux yeux des villageois. À son échelle, l’acte de Miguel reste révolutionnaire. Dans une communauté où la marginalité n’est pas encore viable, il a compris qu’à défaut de faire voler en éclats la culture ancestrale, le premier pas consistait à obliger la tradition à reconnaître sa différence. Et dans ce final tout en lyrisme et émotion, on se surprend à avoir le même pincement au cœur que lorsque Heath Ledger retrouvait, quelques années après, les habits de Jake Gyllenhaal posés sur un cintre. Avec dans le regard, la même gravité du temps et des amours perdus.