Deux hommes attendent ensemble un emploi, l’obtiennent tous deux et vont logiquement vivre une expérience digne d’être racontée : leur grande histoire d’amour. Seulement, l’Amérique des années 1960 n’est pas précisément un havre de tolérance, et ne produit que peu d’esprits libres et libérés. Jack et Ennis vont donc s’aimer de façon interdite, honteuse et s’interdire tous deux une relation qui ne pouvait être qu’un moment d’égarement. Le secret n’est cependant pas l’oubli et empêchera les deux égarés d’atteindre une sensation, si petite soit-elle, de bonheur. Loin du rythme effréné de Garçon d’honneur ou de Tigre et Dragon, Ang Lee signe un beau mélo, parfois emprunté de pesanteur esthétique, mais fort d’une émotion certaine.
Un travail saisonnier en poche, Ennis et Jack montent tous deux vers le ciel, sur les cimes de Brokeback Mountain, pour vivre un amour aussi inattendu (pour eux) que passionnel. Le symbole, un peu usé, est pourtant fort : la hauteur, celle de l’altitude comme celle des sentiments, s’allie naturellement avec l’éden que constitue la cadre montagneux. Le ciel est bleu, comme les yeux d’Ennis et la chemise de Jack, les rivières paisibles contribuent également à faire de ce paradis terrestre un décor parfait pour le retour des deux hommes à leur nature. L’un est taiseux, l’autre démonstratif. L’un accepte son désir, l’autre le refoule, le porte comme un fardeau, sans pouvoir néanmoins l’éradiquer. Vivre cet amour reviendrait alors à se retirer dans ce lieu, à vivre en dehors de la sphère sociale. Déjà leur amour est perturbé par la violence de cette même nature végétale disproportionnée, qui les a accueillis et enfermés : un ours attaque l’un, la neige glace l’autre. La nature humaine, voilà un ennemi encore plus radical : dès qu’ils repartent dans le monde dit civilisé, le désir devient annexe face à l’obligation de remplir un contrat social, celui du mariage, des enfants, du renoncement dans le repentir.
Il y a dans cette histoire un pesant mélange d’amour et de honte : si Jack ne craint pas le regard d’autrui sur son homosexualité et tente de suivre son désir jusqu’à l’acceptation de celui-ci, Ennis ne peut imaginer d’en faire un mode de vie. La saison des pâturages terminée, il partira, laissant Jack reprendre le volant, et se laissant lui-même derrière, définitivement, comme en retrait. Le Secret de Brokeback Mountain, plus qu’une histoire d’amour, est l’histoire d’un ratage, d’une impossibilité psychologique. Si le désir existe, il n’est pas montrable pour Ennis. Il l’est pour Ang Lee, et d’une façon fort émouvante : les scènes d’amour physique entre les deux hommes sont filmées avec une rare sensualité. Souvent tournées en gros plan, elles transforment la violence parfois existante entre les deux hommes en grâce, à peine touchée par la lumière, mettant en relief chaque mouvement. La caméra, dans ces instants, frôle les visages, caresse les personnages, parvient à transmettre une force qui n’a rien d’emprunté.
Cette même caméra s’attarde pourtant de temps à autre à la facilité esthétique : les longs panoramas sur la montagne enneigée, ensoleillée, verte ou regorgeant de moutons venus trouver un bonheur annuel, deviennent vite redondants, trop appuyés, trop lisses. Ang Lee excelle dans la peinture, visuelle et psychologique, des personnages, mais alourdit, en s’attardant sur les couchers de soleil et le caractère grandiose du paysage, son propos intime. On préfère les scènes de bar, de foules et de famille, où l’image, ni immobile, ni trépidante, reflète l’âme tremblante de ces héros. Ces derniers sont par ailleurs incarnés par deux acteurs formidables. Gardant toujours une sobriété, une élégance certaine, Heath Ledger et Jake Gyllenhaal ne versent jamais dans la caricature du « poor lonesome cowboy ». Ils ont le talent de se fondre dans le décor (parfois envahissant), d’attraper par une expression la lumière, de rendre le propos, qui frôle parfois l’histoire à l’eau de rose, juste et sincère. C’est sans doute la plus grande force de ce film qui réussit à narrer un échec sans complaisance ni misérabilisme.