Premier opus à la patte indépendante signé par une réalisatrice américano-francaise, Cowboy Angels s’offre comme un film de marge influencé par l’imagerie américaine du road-movie tout en étant fondu dans l’atmosphère du vieux monde et d’une identité européenne. Inspiré par le cinéma de Wenders, le film nous transporte à belle allure aux côtés d’un duo de hors-la-loi qui vont se jauger puis se séduire au fil d’une vacance déjà condamnée par un retour à l’ordre. La rencontre d’un jeune effronté laissé à l’abandon par sa mère et d’un solitaire en proie à la mélancolie s’accomplit dans Cowboy Angels en terme d’adoption comme une parenthèse précaire mais lumineuse.
Le film s’ouvre magnifiquement sur des images d’errance à la photographie délavée en plein cœur d’un Pigalle bercé par la pluie. Un vagabond trentenaire promène seul son spleen de cow-boy et glisse dans ce monde de surface tel un spectre anonyme. Ainsi, l’ouverture du film nous place, modernité oblige, au cœur d’un espace opaque que traverse cette figure fuyante dont on ne saura rien de vraiment précis, si ce n’est un nom volé à la dérobée sur une carte d’identité. Gueule cassée et visage bosselé par une existence qu’on imagine chahutée, ce cow-boy taciturne (Louis, interprété brillamment par Thierry Levaret) est en réalité un voyou à la petite semaine qui vivote en arnaquant son monde au poker. À la suite d’un règlement de comptes brutal, l’homme est adopté et réconforté par Pablo (Diego Mastenza, fils de la réalisatrice et acteur-né), petite frappe de douze ans dont l’instinct débrouillard rappelle un certain Antoine Doinel. Abandonné le temps d’un week-end dans un hôtel de fortune par une mère qui collecte les amants, ce diablotin à la gouaille charmeuse évolue et imprime sa présence forte dans le monde cruel des adultes. Rien ne semble dès lors entraver la vitalité de cet électron libre qui ne se débine jamais devant l’autorité et n’hésite finalement pas à payer notre inconnu pour le conduire en Espagne sur les traces de son père absent.
Lorsque les autorités de la DDASS viennent chercher Pablo dans sa chambre d’hôtel minable, Louis décide de masquer la présence de l’enfant. Cela constituera le point de départ d’un périple initiatique marqué par le jeu et la débouille. On part alors sur la route où l’on suit par des instants légers le verbiage communicatif de Pablo et le mutisme secret de l’homme qui tient pour le moment l’enfant à distance. Le film s’inscrit alors dans le genre du western au regard de la relation distante qu’instaure le père de l’autorité avec son client (Louis peut être considéré au départ comme un mercenaire) et le langage cru que chacun adopte face à l’autre.
Le point de vue fantaisiste de Pablo imprime au film ces séquences poétiques où le quotidien précaire est coloré sous l’influence de références liées à la culture américaine. Pablo s’amuse par exemple à dérober des friandises dans les supérettes d’autoroute, et à défier du regard un serveur du Buffalo Grill qui lui sert un modeste repas. Il adopte aussi les gestes d’icône qui peuple son imaginaire lorsqu’il se saisit de son peigne et mire dans le rétroviseur ce qu’il appelle sa touche à la Elvis. Toutes ces connexions à la culture populaire libèrent ainsi le film d’un penchant trop dramatique, et touche par l’esprit spontané et l’insouciance qui s’y jouent. Il faut voir alors comment les deux cow-boys s’amusent à rejouer le duel du Bon, la Brute et le Truand pour appréhender la relation fraternelle qui se trame entre les deux marginaux et ce désir commun de vouloir s’absenter en toute légèreté de la gravité du monde.
Aussi, Kim Massee renoue avec le road-movie (en tant que mutation moderne du western) lorsqu’elle imprime ces décrochages permanents vers l’extérieur sous la forme de paysage défilant. Les prises de vue qui captent par endroits les alentours du tracé distillent un soupçon d’ivresse et participent entièrement à embellir l’échappée de nos héros. Ces instants de rêverie font naître une perspective, aussi infime soit-elle, aux désillusions de Pablo à n’être pas parvenu à retrouver son père et à la tristesse qui émane du visage de Louis. Le charme du film (et du road-movie en général) est donc lié à cette idée que la traversée commune des espaces ouvre une ligne de fuite au regard, modifie imperceptiblement l’état des personnages tout en nous invitant à saisir la proximité grandissante entre les deux vagabonds. Fondé sur de l’imprévisible et de l’aléatoire, le genre laisse ouvert le film à des rencontre hasardeuses dans ces lieux de la modernité où les marginaux et autres nomades acquièrent une visibilité. Le budget restreint de Cowboy Angels participe aussi entièrement à cette esthétique qui refuse d’emprunter les routes balisées du cinéma et les types réducteurs qui s’y rattachent. L’économie du film invite essentiellement à capter, par la dérive, ces échanges éphémères avec des figures et des géographies que le cinéma « mainstream » se refuse à voir. Il en va alors de cette rencontre dans une casse automobile avec un des beaux-pères de Pablo interprétant à la guitare cette sublime chanson, « Blessing in disguises », chantée approximativement par l’enfant ou encore de cette rencontre improvisée avec Billie (Noëlle Giraud) jeune femme au regard azur dont la bonté enchante (pour des raisons différentes) nos deux cow-boys.
La gageure de Cowboy Angels consiste aussi et surtout à ne pas tomber dans une vision défaitiste du monde et à ne pas s’abandonner à la tristesse de l’histoire que le récit prend en charge. En dépit du constat cruel qui se dégage tout au long du film concernant la difficulté de poursuivre sa route, le récit ne tombe jamais dans les travers d’une approche sociale à vocation moralisante. Et pourtant, Kim Massee évoque à travers le mouvement du film une forme d’impossibilité à vivre continuellement en périphérie du monde, à exister de nos jours dans la nostalgie d’un monde révolu (du western) et d’une époque éteinte (les années 1960 – 70). Pour rendre féerique et prolonger le voyage de ce môme qu’il adopte et lui fait retrouver un soupçon de vitalité, Louis sera d’ailleurs condamné à braquer un bureau de tabac. L’évanouissement de l’argent qui égraine en sourdine le périple des vagabonds, métaphorise dans Cowboy Angels l’amer retour à la réalité, la source de problèmes qu’il faut habilement contourner mais face auxquels on ne peut se détourner. Nos hors-la-loi se verront finalement condamnés à déchanter de leurs quêtes mais comme dans tout bon road-movie la fin n’a plus vraiment d’importance lorsque le trajet a offert la promesse d’une aube et le mouvement, une indicible amitié.
En dépit d’une relation filiale et paternelle un peu trop appuyée dans certaines séquences, le film de Kim Massee est conduit avec l’humilité d’un regard qui ne juge et n’utilise jamais ses personnages pour briller et marquer sa présence derrière l’objectif. À cet effet, les multiples ressemblances et influences à d’autres cinémas qui transparaissent à travers ce film ne jouent aucunement en sa défaveur mais l’inscrivent davantage dans une espèce de filiation heureuse. Des arrangements d’une musique atmosphérique qui évoque la guitare slide de Ry Cooder dans Paris Texas, à la belle rencontre d’un enfant et d’un exilé reprise à la trame d’Alice dans les villes, en passant par l’humour détaché des personnages errants de Jarmusch, Kim Massee s’inspire à la bonne source. Tiraillée comme ses pairs entre deux continents, la réalisatrice fait de ses origines métissées et modèles culturels une force, le vecteur d’une forme de cinéma où il est toujours agréable de se balader.