Festival de Cannes, 1984. Paris, Texas, dixième long-métrage de Wim Wenders, emporte la Palme d’Or. « Une blague ! » dit l’intéressé, qui entrait à peine en salle de mixage le jour de l’ouverture du festival. De cette fresque américaine âpre comme les grands espaces de l’Ouest où elle s’inscrit, les « milieux autorisés » de la messe du cinéma mondial n’avaient vu, avant de le sélectionner, qu’une version de trois heures. Une version bien éloignée de celle qu’on connaît aujourd’hui. Pour ce film, Wenders lui-même a cherché pas à pas, au fur et à mesure, les clés qui continuaient de le faire avancer. La fabrique de l’histoire, ici, fait autant sens que l’histoire elle-même. La démarche, nouvelle, du réalisateur auprès de son acolyte Sam Shepard pour un scénario à quatre mains, l’amour entre un homme et une femme rarement abordé par Wim Wenders, le regard vierge sur les lieux et les personnages participent d’un renouvellement de l’œuvre du réalisateur allemand. Comme un déplacement du regard qui font de Paris, Texas, le film le plus américain de l’un des plus grands réalisateurs européens. L’espace s’y déploie tout autant que le temps : à l’intérieur des espaces du dehors et du dedans, dans la sphère de l’intime, surtout, se meuvent des personnages d’une sensibilité accordée à celles de leurs auteurs.
Un long travelling, une caméra caressant les ocres, les jaunes et les rouges des canyons, des pleins et des creux de l’Ouest américain, un aigle majestueux qui se pose sur un pic. D’abord, en silence, et puis, cette musique : deux accords de guitares, minimalistes, une corde un peu plus tenue, une note vibrante, à la fois simple et contenant tout. Pas un autre musicien que Ry Cooder n’aurait pu mieux habiller les sublimes premiers plans de Paris, Texas. D’ailleurs, Wim Wenders ne voulait pas d’autre compositeur. Il n’avait pas pu avoir Cooder pour Hammett (1982, librement inspiré de la vie de l’auteur de romans noirs Dashiell Hammett), comme il n’avait pas pu avoir Sam Shepard pour le rôle titre de ce même film. Pour Paris, Texas, il verrait grand. Ou en tout cas, comme il l’entendait, et il aurait et Ry Cooder, et Sam Shepard. Il ne resterait pas enfermé dans un « trop petit paysage » pour réaliser ce film. Sortir de ce « petit paysage » est probablement toute l’histoire de la vie et, partant, de la filmographie de Wenders.
Toute sa vie, le père de Travis, héros de Paris, Texas, a laissé croire à qui voulait l’entendre que son épouse était originaire de Paris. Il laissait planer le doute de telle façon que tous comprennent qu’elle venait bien de la capitale française, alors qu’elle n’était originaire que de ce Paris dans le Texas, petite ville sèche de quelques centaines d’âmes. Toute l’histoire de Paris, Texas est logée dans cette anecdote : l’histoire de quelqu’un né dans un paysage trop petit pour lui. Les premières images du film, comme cette « théorie du petit paysage », contiennent tout le film en elle-même : un lieu perdu, un voyage, une quête vers un inconnu, un besoin de retour vers des racines incertaines.
À la recherche d’un lieu : roman des origines et origines du roman
« On fait toujours le même film, confie Wim Wenders. Au fond, je raconte toujours la même histoire, en variations évidemment. Je crois que c’est l’histoire de quelqu’un qui est né dans un paysage – comme moi dans l’Allemagne de la fin des années 1940 – qui était beaucoup trop petit pour lui, et qu’il a voulu quitter depuis qu’il peut marcher. »
Travis, dès les premiers plans du film, est au contraire trop petit dans un paysage trop grand, mais il est, déjà, en quête d’un ailleurs qu’il ne peut pas bien lui-même définir. « Tu peux me dire où tu vas ? Il n’y a rien, là-bas ! » lui assène son frère Walt (Dean Stockwell), qui vient de le retrouver après quatre ans d’absence. Travis est muet, a soif, est sec. On ne saura rien de ces quatre ans, on sait juste que Travis possède quelques photos abîmées comme maigres affaires : un photomaton d’une très belle jeune femme et d’un petit garçon, une photographie écornée d’un terrain vide à Paris, Texas. La ville des ses origines, la ville où ses parents ont fait l’amour pour la première fois. Si la question du Père et des origines traverse l’œuvre de Wenders avant Paris, Texas, c’est dans ce film qu’elle est abordée de la manière la plus accomplie, puisqu’il met en scène un homme qui cherche littéralement à revenir là où il a été conçu. « Il y a là une représentation subtile du Wo es war soll Ich werden de Freud, de cette formule magnifique, digne des plus grands poètes, par laquelle Freud définissait en raccourci le parcours analytique », note Alain Philippon dans sa critique du film, intitulée « The Day of the Hunter », dans le numéro de l’été 1984 des Cahiers du Cinéma. « Formule quasi intraduisible, poursuit-il, dont Jacques Lacan fit retour à la lettre : Là ou c’était, là comme sujet dois-je advenir. »
Advenir à soi-même, devenir sa propre histoire, c’est le parcours de Travis. Parcours de déplacement dans l’espace (à pied dans le désert, en voiture jusqu’à Los Angeles, puis de Los Angeles à Houston), parcours dans le temps (remonter le fil de ses souvenirs, remonter jusqu’à ses origines, chasser l’amnésie), parcours mouvant aussi des relations avec son entourage (apprivoisement, retour à la parole, jusqu’au déferlement final).
Photographier l’Amérique
Paris, Texas, suivant des parcours, des espaces, est souvent vu comme le film le plus américain de Wenders. Pourtant, nul référence, nul appel à un John Ford par exemple, tentation pourtant possible dès les premiers lieux du film surgis. Juste peut-être une imprégnation particulière… En préparation au tournage Wim Wenders, aguerri à l’art photographique, parcourt l’Ouest américain armé d’un Plaubel 90 mm et s’imprègne de lieux improbables, des villes quasi désertiques, des déserts fantomatiques. Au regard de ses photos on retrouve le ton, la couleur de Paris, Texas, pour lequel il travaille, comme presque toujours, avec le directeur de la photographie Robby Müller (auteur de la photo de nombreux films de Jarmusch et von Trier notamment). Des petites maisons plantées au milieu de nulle part, d’immenses stations services vides, des couleurs saturées par les lumières artificielles de la nuit, des rouges, des jaunes, des bleus très vifs, couleurs primaires aussi simples et non dégrossies, si belles et frappantes, à l’image des personnages écrits par Wenders et Shepard. Mais le réalisateur allemand ne voulait surtout pas faire de ce film un film de citations, ni de références picturales. Et de fait, même si on ne peut s’empêcher de penser en voyant le film aux photos de Wenders ni parfois aux cadres des tableaux d’Edward Hopper, il semble bien que le réalisateur soit arrivé sur le plateau aussi vierge que les paysages qu’il filmait. De la même façon qu’aucun story-board n’était établi à l’avance, mais recommencé chaque matin avec son chef opérateur. « Il ne fallait pas arriver avec une idée préexistante, explique Wenders, mais être inspirés par les lieux et pas par notre mémoire de ces lieux dans le cinéma. » Au fond, se poster soi-même dans la posture d’un personnage sans repères, aussi perdu que son personnage, qui ne devait pas, forcément, lui non plus, être connu, pour ne pas fausser la situation de départ. Et Harry Dean Stanton (« il a fait des films affreux, aberrants, mais dans lesquels lui est très bien ! » dit Wenders) était alors un parfait inconnu.
Wim et Sam, une partition pour quatre mains
Paris, Texas, le film le plus américain de Wenders ? Oui à plusieurs égards. Pour sa propension à filmer l’espace, indéfiniment, quand l’Europe filme peut-être davantage le temps. Et aussi car Wenders y a trouvé son ami américain en la personne de Sam Shepard. C’est Motel Chronicles, de Shepard, qui a inspiré l’histoire de Paris, Texas. Difficile pourtant d’imaginer un film de ces petits morceaux de textes ciselés qui ne racontent pas d’histoires précises, mais font plutôt surgir fortement sur la page les sensations d’un même homme. « Bien sûr que tu peux faire un film de mon livre, lui dit Shepard, mais je ne vois pas comment ! » Pas par une adaptation linéaire de cet opus littéraire – une telle adaptation serait-elle d’ailleurs possible ? – mais par la captation de son essence. L’origine de Paris, Texas, se retrouve dans une seule des images de Motel Chronicles : un homme part dans le désert après avoir vu un lieu sur l’atlas. Voilà toute l’origine du film et du personnage de Travis, qui tient beaucoup de Sam Shepard, et que Wim Wenders résume ainsi : « Avant qu’il n’y ait une biographie, avant qu’il n’y ait le garçon, la femme, Travis était quelqu’un qui regardait la carte et qui était perdu. »
Pourtant, il y a aura le garçon, puis la femme. Même si la genèse de l’histoire ne donne aucune existence à cette dernière au départ. Et pour cause, comme le rappelle bien Alain Philippon, « autant Wenders filme de façon géniale des histoires d’hommes, ou des histoires d’hommes et d’enfants, autant la figure de la Femme a‑t-elle toujours été, dans son cinéma, le point d’achoppement. » Ici, elle devient presque le point d’achèvement. Le personnage de Jane n’existait au départ pas du tout dans Paris, Texas. Le personnage du frère, Walt, était au contraire bien plus développé, collant sans doute à l’image-miroir de la relation fraternelle Wenders-Shepard. Le tournage a débuté alors que la moitié seulement du scénario était écrit : il y avait une direction à prendre que le réalisateur n’avait pas tracée. Comme s’il voulait se laisser surprendre par son film, garder le regard le plus distancé, la plus grande fraîcheur, l’étonnement presque des dénouements, des pleins et déliés des errances de Hunter et de Travis. Tout se passe un peu comme s’il était parti presque à l’aveuglette, exactement comme ses personnages.
De fait, le film comprend bien deux parties somme toute assez distinctes : la brutale et aride première partie du désert, et celle de la route jusqu’à Houston jusqu’à retrouver Jane. Entre les deux, l’enfant, Hunter (Hunter Carson), fait la jonction de façon admirable. Et donne une fois de plus à Wenders l’occasion de déployer une justesse et d’atteindre une sincérité qui vous arracherait des larmes dans la façon dont il filme les relations de Travis avec ses proches, particulièrement avec son fils : le premier « bonjour », tout juste soufflé, visage tremblant, regard implorant comme un timide pardon, du père à son fils, les premières approches dans de subtils jeux de cadres changeants devant le film en Super‑8 où ils se revoient quatre ans plus tôt, travelling latéraux où ils marchent chacun sur un trottoir l’un face à l’autre, plein d’humour et de tendresse, autant de véritables moments de grâce cinématographique.
Quoiqu’il en soit, après le départ de Travis et Hunter de Los Angeles, plus rien n’était écrit et Sam Shepard n’était plus disponible pour être aux côtés de Wim Wenders sur le tournage. C’est le père de Hunter, écrivain, qui a aidé le réalisateur à poser les jalons pour inventer la deuxième moitié du film.
Faux semblants et vrais sentiments : peep-show théâtre
On est au début des années 1980. Pas de fax, encore moins de mails. Wenders envoie par courrier la suite du scénario à son acolyte, des idées du moins. Il a trouvé l’idée de ce peep-show totalement improbable, inexistant dans la réalité, qu’il conçoit comme une succession de petites cabines derrière des miroirs sans teint où les hommes décrochent un téléphone et parlent aux créatures féminines qui acceptent de les écouter. C’est là que Jane (admirable Nastassja Kinski), la mère de Hunter, officie. C’est la nécessité du personnage de Travis qui a inventé le lieu : il fallait arriver à la possibilité, pour lui qui ne parlait pas au départ, de tout livrer. Trouver quelque chose qui soit presque de l’ordre de la confession, qui comporte une dernière barrière entre celui qui se confie et celui qui écoute. L’invention de ce peep-show est l’une des plus géniales trouvailles, non seulement de Paris, Texas, mais aussi probablement de toutes les inventions pour renouveler la confrontation entre un homme et une femme à l’écran. On ne sait rien, au début, de ce qui a séparé Travis et Jane, mais on sait que le père veut réunir la mère et l’enfant. On ne sait pas non plus si lui veut faire partie du trio. On sait juste qu’il a une fêlure indélébile.
Wenders raconte que lui et Shepard ont tâtonné pendant longtemps avant de trouver cette forme de face-à-face indirect. À l’arrivée, les deux scènes du peep-show forment comme une petite pièce de théâtre à l’intérieur du film. Un espace clos, feutré, intimiste, qui vient se heurter à l’avant des grands espaces, de la liberté, pour se confronter à l’espace calfeutré des sentiments bruts. D’où des dialogues très écrits, presque littéraires, que Wenders recommandait à ses acteurs de scander comme des poèmes. Ce choix permet de faire émerger à la surface de l’écran tout le passé qui jusqu’ici n’affleurait que par touches, et rend réels les sentiments qui jusqu’ici n’avaient été représentés qu’esthétiquement : un photomaton mère-enfant souriant, un film Super‑8 du « temps du bonheur », des indications sur une relation de couple belle et normale, avant. Dans les scènes du peep-show où Jane ne voit pas Travis et où Travis choisit de se retourner pour ne pas voir Jane dans sa petite cabine, surgissent progressivement, dans le même mouvement par lequel Jane reconnaît le père de son enfant, ce qui a défait les liens de ce couple. C’est beau et tragique à la fois, jusqu’au point ultime ou Wenders et Müller font une trouvaille géniale : celle d’éteindre la lumière dans la cabine de Jane et ainsi de faire apparaître Travis derrière la vitre sans teint, et de faire littéralement se juxtaposer leurs visages. Admirable façon de filmer, d’une autre façon, comme jamais chez Wenders, une histoire d’amour. « Je n’ai jamais raconté d’histoire d’amour, dit-il dans une interview aux Cahiers du Cinéma à propos de ce film, et pour moi, il y avait quelque chose que je voulais sortir de la tête de mes protagonistes, quelque chose qui, avant était toujours dedans. » Avec Paris, Texas, ce « quelque chose » est parti dehors, puisque le film est, aussi, une histoire de naissance. « J’espérais te montrer que je suis ton père, dit Travis dans une cassette audio qu’il laisse à Hunter. Tu m’as montré que je le suis. Mon plus grand espoir ne peut pas se réaliser. Ta place est auprès de ta mère, mais je ne peux être avec vous. C’est une blessure dont je ne me souviens même plus, c’est comme un blanc… » Une blessure dont l’origine est peut-être à Paris, Texas. Une blessure indéfinissable, mais qu’il peut identifier. Comme le personnage de ces Motel Chronicles, « il pouvait voir son propre cœur. Il pouvait sentir l’attachement démoniaque d’un homme pour sa femme unique. »