Martin, la vingtaine presque adulte, est un Tom Sawyer breton, moins jouasse que le bambin de Mark Twain, plus venimeux, plus mélancolique, il vit de rapines et de petits boulots d’où il se fait souvent limoger. Son beau-frère Jean (Gilles Cohen, constant mais juste dans le registre du businessman crapuleux) est un entrepreneur en bâtiment lui aussi volontiers filou, mais moins asocial et plus dominant. Les deux hommes se reflètent et s’affrontent silencieusement, dans les alternances du montage, ils luttent sans se croiser. Au milieu, deux femmes : Gwen, employée de l’un, petite amie de l’autre, et Corinne, sœur et épouse. Elles tombent toutes deux enceintes, mais n’ont pas l’appui de leur compagnon, et la grossesse prend des airs de fardeau, un droit au bonheur qui ne leur est pas donné et qu’elles doivent gagner à la sueur de leur ventre. À l’intérieur de ce carré relationnel, Crawl dessine des diagonales diverses mais aussi des lignes de fuite, mettant à l’œuvre une belle finesse d’écriture qui ne ploie pas sous son propre schéma.
Chair sauvage
Crawl, peut-être parce qu’il sort un an presque jour pour jour après Sport de filles, nous rappelle singulièrement le film de Patricia Mazuy. Non pas qu’il en porte la marque, mais plutôt parce qu’il poursuit comme lui l’idée naissante d’un certain cinéma français un peu en marge ; cinéma qui n’a pas vraiment de nom, épris d’un réalisme scolaire entre cloison et fuite, à l’image des films de Céline Sciamma par exemple. Nous parlons d’œuvres souvent assujetties à un milieu géographique et/ou social doté d’une forte identité plastique, où musardent des personnages solitaires ; une intrigue fuyante qui ne se referme pas sur le film et maintient son naturalisme évocateur ; une obsession pour le quotidien, ses matières à la fois inertes et mystérieusement vivantes faisant l’objet d’une sourde évasion – de l’eau chlorée de la piscine à la boue du haras de dressage, jusqu’à la chair houleuse des poissons de pêche. C’est un cinéma qui produit de plutôt bons films, mais qui avec le temps commence à prendre l’aspect d’un cinéma en kit, dont les codes fatiguent peu à peu : les plans de dos de personnages en train de marcher ont fait leur temps.
Outre ces défauts scolaires (ne tournons pas autour du pot : on parle là de ce qu’on appelle les « films Fémis » bien qu’Hervé Lasgouttes sorte des Arts Décoratifs), Crawl reste un film fascinant dans sa façon d’intégrer les hommes à la faune littorale, à parler en sourdine de chair, de prédation : la Bretagne incarne un Far West français, une terre sauvage où le cycle vie-mort est une réalité quotidienne, celle des poissons qu’on pêche, des cadavres qu’on trouve, des grossesses inopinées. « Ici tout se bouffe », dit Martin, qui porte en lui-même une présence intensément animale, matérialisée par son visage de serpent. Les hommes mangent le fruit de leur pêche, tuent seuls – dans le bateau – ou dans une organisation industrielle qui ne fait pas l’économie de la violence du geste – la conserverie où le sang coule également quand une des poissonnières se fend la main au travail.
C’est la sourdine qui pose cependant problème. Crawl, malgré ces beaux débuts de geste, n’est pas suffisamment physique pour enregistrer ces luttes. Trop timide, Hervé Lasgouttes n’insuffle pas à sa mise en scène la force de nature qui irrigue pourtant son écriture. Même séduit par ce développement tout en finesse, par cette violence dormante des éléments, on reste un peu sur sa faim. Crawl laisse donc une impression mitigée ; sous ses airs un peu brouillons (l’intrigue s’égare parfois), il cache une admirable tenue, un authentique travail de cinéma, qui s’exprimerait simplement mieux s’il était porté par plus de volontarisme. Une timidité qu’on souhaite à Hervé Lasgouttes de corriger pour sa prometteuse continuation.