Quinze ans d’absence pour une joie à l’égal de celle qui traverse son nouveau film, Damsels in Distress : il faut absolument redécouvrir le cinéaste new-yorkais Whit Stillman que l’on avait laissé en 1998 avec Les Derniers Jours du disco. Pour son quatrième film, il remet en jeu les motifs et l’élan si singulier de ses comédies dans une trame sentimentale de film de campus emmenée par la fascinante Greta Gerwig.
Au cours des premières minutes de Damsels in Distress, le spectateur aura peut-être le réflexe trop prompt de rattacher les images colorées, lumineuses et suaves de Violet (Greta Gerwig) et ses copines coquettes à une comédie sentimentale girly à la sophistication lisse ou à un léger 20-something movie (la logique du teen-movie adaptée au monde de l’université). Ce serait passer à côté de son charme bien réel, loin de toute séduction. Le groupe, composé par la bienveillante mais tourmentée Violet, l’intransigeante et désabusée Rose et la candide et fidèle Heather aspire à insuffler de la joie dans les murs de vieille pierre du campus de Seven Oaks, au climat rendu délétère par l’exigence du «cool». À toujours chercher plus cool que soi, seul le sarcasme discriminant du rédacteur en chef du canard de la fac l’emporte, et les doux rêves de perfectibilité de Violet demeurent incompris. Plutôt que de sortir avec un bellâtre aux traits parfaits, mieux vaudrait un loser perfectible, et s’acharner à ne laisser aucune âme en peine mettre fin à ses jours par un centre de prévention du suicide où l’on prodigue cours de danse… et savons parfumés à humer. La bienveillance de Violet s’exprime surtout avec la nouvelle recrue du groupe, Lily (Analeigh Tipton), bouton de rose, ingénue et ambitieuse. Au gré de leur amitié et de leurs aventures sentimentales va se constituer une petite troupe.
Ce qui frappe dans ce point de départ de comédie, c’est son incongruité à se placer du côté du bon, là où la comédie appellerait l’ironie. La finesse du film consiste justement à partir de cette bonté pour la mettre en jeu et lui donner sa légitimité face à la convention d’un renversement ironique. Damsels… déroute parce qu’il est suavement subversif et n’emprunte jamais l’évidence de la corrosion pour mener à bien son œuvre comique, tout le film prenant ainsi la forme d’une entreprise de renversement d’un modèle négatif. En ce sens, il repart du sentiment qui achevait Les Derniers Jours…. Face au pragmatisme désenchanté des yuppies en devenir (Kate Beckinsale et Chris Eigeman), à la fin du disco, l’héroïne jouée par Chloë Sevigny continuait à croire résolument en la magie de la danse et de son utopie sociale.
Damsels… interroge malicieusement les réflexes indécrottables de spectateur : à quel territoire comique avons-nous affaire ? Rien n’est ici balisé, car il ne s’agit ni d’absurde lorsque les garçons bas du front sont moqués pour leur ignorance de ce que sont les couleurs, ni de comique névrotique à la Woody Allen quand Violet part en vrille, ni de comédie rose bonbon au cœur acidulé qui révèlerait des mean girls. Ce questionnement, Stillman le fait jouer en nous permettant de goûter à une joie candide et sincère, celle que l’on trouve dans la danse et les bandes d’amis – une extase toute simple et sans atours de ce qui est beau, bon, juste, comme dirait Platon. Parce qu’il s’appuie sur l’utopique et l’idéalisme, il pourrait être réduit à la facilité ou à la niaiserie. Mais la comédie n’est pas un mouvement univoque et aveugle de sape. Par son raffinement, Stillman déjoue le renversement attendu en grotesque pour préférer à l’ironie une figure autrement subversive : le motif de la vrille.
Induisant un plaisir tourbillonnant de la remise en jeu, ce motif permet à Stillman d’appuyer d’une apparente sophistication ses personnages, à l’image du motif – qui parcourt ses films depuis Metropolitan (1990) – du clivage entre brune terre-à-terre et blonde idéaliste, ici Analeigh Tipton et Greta Gerwig. Sur ce ciselage archétypal, la vrille opère un comique dont la logique de renversement creuse plutôt qu’elle ne démolit son objet. Le film se construit dès lors moins sur une succession de gags à chute qui marqueraient un retournement que sur le souple déroulé de la vrille qui se remet en jeu inlassablement. À rebours de la décadence clivée des Derniers Jours…, Damsels… fait rejaillir l’équivocité de la candeur par son inclination à la rêverie et à un idéalisme de haut vol donnant aux personnages un détachement qui les rend versatiles dans leurs sentiments, virevoltants dans leurs élans, mouvants dans leur perception. La permutation des archétypes, la malléabilité du cliché offert dans sa littéralité inventent une esthétique comique du mouvement perpétuel, de « branloire pérenne » qui s’actualise dans le manège sentimental des personnages, et une logorrhée du doute relançant les dés du sens.
Par sa manière de désaccorder sa sophistication, le film, d’écart en écart, est porté par une maîtrise insoupçonnée, un foisonnement qui le rend inépuisable : chaque plan se compose de détails qui font rappel, comme de possibles remises en jeu du sens. Une sorte de hiatus entre le cliché et son écart s’imprime par exemple par une lumière exaltée qui transfigure soudain en un médaillon angélique le groupe de jeunes filles. Cet art du « pas-de-côté » permanent donne au film son rythme désarçonnant, où le comique, latent, peut surgir de manière inattendue et modulée, à l’image du jeu sur les couleurs qui révèle progressivement son horizon de profonde empathie pour l’expression d’une sensibilité naissante. Tous les motifs, tous les archétypes de départ sont ainsi redéfinis. S’appuyant sur des acteurs de teen dramas comme Adam Brody, le fabuleux Seth Cohen de The O.C. ou Hugo Becker, le prince Louis de Gossip Girl, le film ramasse le charme des carrousels étourdissants de ces séries et l’ouvre lestement à une posture comique, un rapport au monde où se fait jour une nouvelle phénoménalité du rire. La comédie sentimentale retrouve une subversion qui fait l’inédit du comique de Stillman : par la candeur de ses personnages, le film nous entraîne dans un regard où tout se redécouvre. Ainsi, la sophistication du crêpage de chignon entre Violet et Lily qui se joue sur le pluriel du mot « crétinus » consiste paradoxalement à désamorcer le cliché.
Stillman n’a pas son pareil pour filmer des scènes de fête. La danse y a une valeur existentielle d’affirmation de soi comme élan vital, art de la volte pour se tirer de l’engourdissement du spleen que ses personnages ont terrassant. Alors que Les Derniers Jours… reposaient sur la circulation du désir qui finissait par faire imploser la bande, Damsels… ouvre sur une réconciliation, un ordonnancement enfin trouvé qui rappelle furtivement les épiphanies des films de Wes Anderson. Loin d’être convenue, la fin rend possible un apaisement du mouvement que le film s’est efforcé de conduire en chapitres, comme posé pour nouer tous les couples qui se sont formés, dans un horizon de félicité célébré par la danse, art du mouvement maîtrisé.
L’étonnement, la nouveauté sont rares en comédie. En déjouant ses poncifs, Stillman fait d’elle un avion voltigeur, au désir insaisissable et infini, qui se fait écrin au talent d’acteurs qu’il valorise avec un amour contagieux. D’autant que les personnages féminins, blondes rêveuses et entraînantes, sont le cœur irradiant de ses films. Chloë Sevigny impressionnait déjà en 1998 dans un de ses plus beaux rôles. La magnétique Greta Gerwig, avec sa fausse pesanteur qui la hisse vers les cimes de la fantaisie, incarne cette figure féminine qui a en plus l’augure de dialoguer indirectement avec les Girls de Lena Dunham – les filles en vrille d’aujourd’hui.