Présenté à l’édition de 1990 de la Quinzaine des réalisateurs mais curieusement jamais distribué en France, Metropolitan, le premier film de Whit Stillman, arrive enfin sur nos écrans. À quoi tient le charme discret de ce cinéma rare mais précieux (quatre films en vingt ans : Metropolitan, puis Barcelona en 1994, The Last Days of Disco en 1998, et Damsels in Distress en 2011) ? Peut-être dans la façon dont les films en question s’ouvrent sur une invitation : à une réception (Metropolitan, Barcelona), au sein d’un groupe (Damsels in Distress) ou encore dans un lieu (la boîte de nuit de The Last Days of Disco). Mais plus encore qu’une porte d’entrée ouverte sur la fiction, l’invitation relève plutôt d’une convention : avec bienveillance, l’hôte accueille le spectateur.
Chez Stillman, les conventions se présentent autant comme le ciment d’une philosophie de vie (à l’image de la croisade hygiéniste de Violet dans Damsels in Distress) que le socle d’utopies de groupes, sur lesquelles le cinéaste porte un regard à la fois affectueux et ironique. Son écriture puise ainsi sa force d’un alliage entre une foi sincère pour ses personnages (sous le vernis sophistiqué de ces jeunes gens tirés à quatre épingles se dévoile une sensibilité à fleur de peau) et une distanciation humoristique qui balaye, par la légèreté de son ton, l’horizon de la satire. Loin d’être un entomologiste de la jeunesse dorée américaine, Stillman s’affirme au contraire comme un doux rêveur, un peu dandy, dont les films sont le reflet scintillant (mais teinté de désillusion) de son désir d’un monde réenchanté, où le merveilleux se cache dans un pas de danse et se love dans le pli d’une robe de soirée.
Entre parenthèses
Parce qu’il parvient à trouver la forme cinématographique la plus à même de donner vie à une utopie, Metropolitan est probablement le plus beau film de son auteur. L’utopie (dans les deux sens du terme : idéale et irréelle), en cela qu’elle dessine un possible mirifique, se fonde sur un principe de suspension : suspension de la cellule utopique par rapport au reste du monde, et suspension de son devenir, incertain et frêle. Suspendre, tel est le mantra du film, qui déploie un savant dispositif, plus complexe qu’il n’y parait, pour parvenir à ses fins. Certes, il n’échappera à personne que la communauté du film vit en vase clos (disons même dans une tour d’ivoire), mais plus encore, il faut chercher trace de l’utopie du côté de l’hybridation. Les personnages de Metropolitan ne sont ainsi ni adultes ni adolescents, ni libres ni dépendants (ils vivent tous chez leurs parents, qu’on ne voit toutefois quasiment jamais), ont des aspirations on ne peut plus sérieuses (trouver l’amour, suivre les principes du philosophe marxiste Charles Fourrier) mais s’adonnent aux activités les plus triviales, connaissent Buñuel et Jane Austen mais s’émerveillent à la lecture des aventures de Babar.
Outre ce goût pour l’hybridation, qui nourrit la dimension indécise des corps et des mentalités des protagonistes, le processus de suspension s’appuie sur un récit contenu dans une parenthèse (toutes les tentatives d’utopies en sont), celles des vacances d’hiver au cours de laquelle cette jeunesse fréquente les bals les plus huppés de la métropole new-yorkaise. Metropolitan puise ainsi sa vitalité d’une matière narrative dense, resserrée sur d’une dizaine de jours et structurée autour d’une ritournelle : la boucle débute à chaque fois avec la soirée en elle-même (où l’écriture repose sur un principe de sit-and-talk), puis le retour qui suit (avec des scènes de walk-and-talk, par lesquelles se déploient des plans plus longs, plus lâches dans le montage, restituant le parfum entêtant de ces fins de soirées où la fatigue se conjugue à la joie d’avoir été ensemble), et enfin le réveil, qui appelle à un recommencement. Le tout est combiné à des intertitres insérés de façon disparate, comme autant de repères qui troublent paradoxalement notre perception du temps diégétique et désamorcent le sentiment d’un dérèglement – de fait le récit, a priori tortueux et elliptique, se révèle d’une linéarité parfaite.
L’utopie développe ainsi son propre tempo (nocturne, mais savamment réglé), circonscrit son territoire (des maisons luxueuses et des trottoirs déserts), rassemble une poignée de protagonistes (une petite communauté désœuvrée issue d’un même milieu) et déploie ses codes (cf. le besoin d’inventer de nouvelles terminologies, du « Sally Fowler Rat Pack » pour baptiser le groupe, à l’acronyme désignant l’origine sociale des personnages, « UHB » – « Urban Haute Bourgeoisie »). Stillman figure par le biais de cette « parenthèse » un passage de la naïveté (l’adolescence) à l’acceptation du monde réel (l’âge adulte). L’idéal d’un groupe, comme la croyance du héros dans les principes de Fourrier (qu’il finit par abandonner dans le dernier segment du film), sont en effet amenés à se déliter, pour laisser place à un apaisement doux-amer. La parenthèse se referme par la disparition d’un personnage (le flamboyant Nick, interprété par Christopher Eigeman, l’acteur fétiche du cinéaste), après s’être ouverte avec l’apparition d’un autre (Tom, le petit roux marxiste), de sorte que la réussite fugace d’une utopie s’apparente à un fragile composé alchimique, inévitablement évanescent. Tel est le secret des films de Whit Stillman : jamais renversants mais toujours graciles, ces récits hors du temps parviennent subrepticement à distiller, par une série de détours, un parfum moins enivrant que merveilleusement vaporeux.