Sunao Katabuchi est peu connu du grand public français car ses deux premiers longs métrages n’ont malheureusement pas trouvé le chemin de nos salles obscures hors festival : Princesse Arete (2001) est inédit et Mai Mai Miracle (2010) est sorti directement en vidéo. Dans un recoin de ce monde, adapté du manga homonyme de Kuno Fumiyo, bénéficie d’un coup de projecteur avant même sa sortie dans l’hexagone grâce à son Prix du jury décroché au Festival d’Annecy.
Derrière ce titre poétique et assez énigmatique se cache une histoire que l’on pourrait croire avoir déjà vue maintes fois au cinéma : le traumatisme de la population japonaise, les conséquences de la Seconde Guerre mondiale et du drame perpétré à Hiroshima en août 1945. À ces quelques indices viennent tout de suite en tête Les Enfants d’Hiroshima de Kaneto Shindô (1952), Hiroshima mon amour d’Alain Resnais (1959), Les Enfants de Nagasaki de Keisuke Kinoshita (1983), Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata (1988) ou encore Pluie noire de Shohei Imamura (1989). Mais Katabuchi propose ici autre chose : se focaliser sur l’avant, sur le passage du paisible à l’inconcevable, sur la vie.
Chroniques du quotidien
Dans un recoin du monde se trouve Suzu Urano, jeune fille née en 1926 à Hiroshima. Mariée à dix-huit ans, elle part vivre dans sa belle-famille à Kure, base navale et militaire. Nous suivons durant près de douze ans l’évolution de Suzu, la voyant devenir une épouse, une maîtresse de maison, une femme forte et indépendante. L’action du film se déroule entre 1933 et l’automne 1945, soit quelques mois après le bombardement d’Hiroshima et la reddition du Japon.
Le film met en scène le destin d’une famille pour faire écho à celui de tout un pays passé de l’insouciance à l’insoutenable, la fameuse « petite histoire dans la grande ». À travers ce choix Katabuchi nous offre une représentation saisissante de la femme et de son statut dans la société japonaise, et arrive à faire oublier un temps – une bonne moitié du film – la réalité historique. Le réalisateur donne le temps au personnage principal de grandir et de devenir la femme qu’elle sera au moment des bombardements, pour nous permettre de comprendre d’où elle tirera sa force inébranlable au moment du drame. Depuis Kure, la petite famille regarde innocemment les torpilleurs et les cuirassés comme des fiertés de la puissance nippone, comme des bijoux de l’architecture navale. Mais l’idée de la guerre est loin et la violence est le plus souvent hors champ. Le choc de voir ce paisible quotidien bouleversé par la guerre n’en est alors que plus violent.
Au-delà du réel
Katabuchi a fait le choix d’une animation au plus proche du réel, avec un grand soin apporté aux détails, notamment en ce qui concerne les décors. De longues scènes contemplatives nous permettent d’apprécier toute la beauté des dessins réalisés à la main. Les traits sont précis, les proportions et les perspectives sont parfaitement respectées jusqu’à parfois faire oublier qu’il ne s’agit pas de prise de vue réelle. Il nous fait ainsi imaginer sans mal ce qui se déroule au-delà du cadre et sentir le drame qui gronde. Pour signifier le temps qui passe à mesure que le jour J approche, le décompte des dernières semaines rythmées par les alertes d’attaques aériennes défilent à l’écran, tel une macabre routine dont les habitants de la petite ville ne semblent pas imaginer l’issue.
Le film offre également une place toute particulière à la peinture : Suzu peint son quotidien et son pouvoir d’imagination tente de transformer le pire en poésie visuelle. Les bombes deviennent alors des jets de peintures sur sa toile et sur l’écran de cinéma comme pour signifier la perméabilité des deux mondes.