Commander à Alain Resnais en 1959 un film sur la paix, c’était évidemment provoquer chez cet admirateur du Nouveau Roman une nouvelle forme cinématographique qui avait à peine éclos en quelques films. Ouvrant la voix à L’Année dernière à Marienbad, réalisé deux ans plus tard, Hiroshima mon amour est un film torturé, emprunt des blessures physiques de chacun, des séquelles d’une guerre que l’on tentait d’oublier vaille que vaille. Ne montrant jamais la bombe, la cause de la souffrance, Resnais créait alors des chemins aussi sinueux que poétiques, lunaires, pour mettre à nu deux corps, et deux mémoires qui ne crèvent l’écran que par espoir, par folie de vivre.
« Tu me tues, tu me fais du bien»… la fameuse réplique d’Hiroshima mon amour fut sur toutes les lèvres en 1959. Présenté à Cannes, primé par la presse, le film était une commande des production Argos qui avaient choisi Resnais pour réaliser une œuvre sur la paix. Terme difficile dans une époque où l’ancienne guerre, après avoir refondé une société traumatisée, menaçait d’en faire naître une nouvelle. Terme difficile aussi dans un cinéma français qui s’était échiné à glorifier la Résistance tout autant qu’à effacer les démons d’une Europe martyrisée, coupée en deux, et oublieuse, très oublieuse. De la Shoah, on ne parlait alors pas, sauf Resnais qui, avec Nuit et brouillard, avait entamé en 1956 son saut dans une mémoire cachée, enfouie. C’est en revoyant ses premiers films que l’on comprend à quel point, justement, Resnais aime les choses enfouies, non pour le simple plaisir de les déterrer, ou le simple devoir de les dénoncer. Son intérêt se porte sur les effets de la mémoire, sur ses multiples strates, qu’il adapte à l’écran en superposant différentes couches temporelles, mettant en évidence l’impossibilité de la renaissance sans la mort, l’impossibilité de l’oubli sans la mémoire. Hiroshima mon amour est pourtant avant tout un film sur le présent, tout comme Resnais est un réalisateur du présent : il s’entoure alors de Marguerite Duras au scénario, fleuron de la nouvelle littérature française, ayant grandi en Indochine et dont la style ressassant, vif, cru, correspondait parfaitement aux désirs d’Alain Resnais.
Comment mêler à la réalité des atrocités du 6 août 1945 l’idée du fantasme, de la découverte passionnelle ? En mettant à bas, en premier lieu, toute forme de hiérarchie, celle des classes, celle des races, mais aussi et surtout celle des souffrances. Deux personnages se croisent dans les rues de la ville japonaise : lui a vécu à Hiroshima même, avait vingt ans lorsqu’Enola Gay fit son œuvre ; elle était à Nevers lors du bombardement, et subissait d’autres outrages, tout aussi violents, ceux des femmes que l’on a punies, tondues, pour étancher la soif de vengeance d’un peuple qui ne vivait depuis quatre ans que d’accusations et de menaces. Ils se plaisent, leurs souffrances et leurs corps se plaisent. Le film commence comme un roman de Robbe-Grillet, très cliniquement, passant sans vergogne des images d’archives aux montages des enlacements, et aux couloirs (d’hôpitaux ici) que Resnais affectionne tant. Car un couloir, pour le réalisateur, représente une multitude de portes entrouvertes vers l’inconscient, la mémoire, reproduite par des fulgurances visuelles, une diction parfois étrange, incantatoire et surtout les visages et les corps fuyants d’Emmanuelle Riva et d’Eiji Okada (qui prononce son texte phonétiquement, ne connaissant pas le français). La fulgurance détruit la narration classique pour recréer celle de l’esprit, plus diffuse, plus opaque. L’idée de l’apparition se développe donc progressivement, au fil des sons ‑la musique change parfois du tout au tout en une seconde‑, et des répétitions, des martèlements qui scellent l’emprunte des lieux, des mots, des mélopées sur les personnages.
Pour Resnais, la paix ne vient pas des gouvernements : rien ne fait référence directement aux acteurs d’une histoire politique, et il ne filmera jamais la bombe elle-même. Resnais fait émaner de ses personnages une vie qui renaît malgré elle. Après les déserts architecturaux, alimentaires, les maladies, les êtres « encore dans la fraîcheur de leur souffrance », la vie est là, aux coins des rues dans laquelle les deux personnages se perdent. La ville est comme un corps, elle garde le souvenir de la douleur, mais elle se nourrit aussi de l’énergie de son désespoir. La réalité crue du bombardement nous est montrée comme un décharnement ; elle est d’ailleurs systématiquement comparée aux deux êtres qui fuient leur passé avant de devoir l’affronter, avant de subir la torture une dernière fois, en ajoutant la parole à la souffrance, pour effectuer cette renaissance. Dire, et filmer pour ne pas mourir, voilà le socle de l’art poétique de Resnais. La souffrance du rescapé, et celle de la tondue constituent les deux mémoires, les deux vies : il « s’appelle » Hiroshima, elle « s’appelle » Nevers. La souffrance de l’un ne peut être comprise par l’autre sans qu’il y ait un dialogue, un échange, un lien. « L’inconsolable mémoire » ne peut alors que craindre le recommencement, la répétition des actes, le grand mal qu’est l’éternité. Et pourtant, peu à peu, en retournant en arrière, en élaborant une conception par flashs de la mémoire, cette dernière prend part dans la réalité presque fantasmatique des personnages d’Hiroshima mon amour. « Cette ville était faite à la taille de l’amour » répète-t-elle, car ils n’ont pu le retrouver qu’en faisant le deuil d’un amour perdu, délaissant les oripeaux de la mémoire pour en établir une bien plus solide, assumée. C’est aussi ce que Resnais initiait plus universellement, en faisant du cinéma un art de l’évocation amoureuse et politique, insistant sur l’interpénétration des mémoires individuelles et collectives, comme l’interpénétration du passé et du présent. Il faudra encore bien des années pour qu’un autre réalisateur emboîte le pas de cette démarche presque militante, en tous points salutaire.