De Nadir Moknèche, on a envie de dire qu’il fait des films sympathiques, pas détestables, dont le prix est aussi la cruelle limite. C’est un peu méchant de dire ça. On aura tout de même l’honnêteté d’ajouter que Viva Laldjérie n’était pas seulement sympathique, avait quelque chose de réellement poignant. Ce n’est hélas pas le cas de Délice Paloma, film laborieux et longuet qui réemploie sans inspiration les ingrédients de ceux qui l’ont précédé.
On avait apprécié Viva Laldjérie : la ville d’Alger y était vivante, la quête d’identité des femmes y rejoignait celle d’un pays en reconstruction après une guerre civile et l’on se laissait convaincre par le geste sincère du réalisateur, par l’attention tendre et lucide qu’il portait à ses personnages. Il y avait surtout ce plan magnifique de Biyouna s’abandonnant à danser, seule, ivre et triste, au milieu d’un petit bar. Plan qui prouvait que la mise en scène un peu sage de Moknèche savait à l’occasion oublier le fil blanc du scénario et capter quelque chose venant des corps, s’inscrivant dans le temps. Déchirure qui lestait soudain le film d’une profonde douleur, laquelle donnait d’autant plus de relief au désir de légèreté qui y était exprimé.
Moknèche a toujours tenté de marier humour et gravité. Manque ici l’incarnation, peut-être aussi la sensation d’une nécessité. On retrouve, comme évidés de toute substance, son souci de ne pas sacrifier, dans son ode à la liberté, la complexité du pays schizophrène dont il observe l’évolution ; son goût pour les portraits intergénérationnels de femmes tiraillées entre révolte et résignation ; ses allusions à l’homosexualité… Les quelques nouveautés qui se font jour – la figuration farcesque du pouvoir politique, notamment – n’effacent pas la triste impression que le film ne fait que reconduire ce que les films antérieurs de Moknèche faisaient déjà. Le relatif état de grâce de Viva Laldjérie, qu’il semble vouloir retrouver en multipliant, par exemple, les scènes de chansons et de danse, s’est pourtant évaporé. Trop d’intentions peut-être, pas assez de lâcher prise. C’était au fond déjà le cas dans Le Harem de Mme Osmane, avec le caractère dispersé duquel renoue par ailleurs Délice Paloma.
Le gros souci du cinéma de Nadir Moknèche est de ne parvenir que par miracle à l’équilibre entre un texte trop écrit et une image trop platement naturaliste, entre des intentions de scénario volontiers bigger than life (un cocktail d’extrême douceur et de pétillante truculence, doublé ici d’une tentative inaboutie de construction narrative romanesque) et une mise en scène qui ne fait que les aplatir. Place malaisée, dès lors, que celle des acteurs au sein de cette fragile économie esthétique. Aucun, pas même la rayonnante Aylin Prandi, ne parvient ici à déborder son rôle avec l’incandescence dont Lubna Azabal faisait bénéficier Viva Laldjérie. Daniel Lundh, confondant sosie du Nino Castelnuovo des Parapluies de Cherbourg, a la brune et charmante fadeur de ce dernier, mais Moknèche ne porte pas sur lui le regard délicieux, réflexif, discrètement ironique de Demy. Nadia Kaci, somptueuse rousse déjà présente dans Viva Laldjérie, n’a rien perdu de l’intensité de son regard mais semble mal à l’aise dans son rôle et échoue, dans une scène peu subtile de la fin du film, à faire croire à son amour soudain pour un « barbu ». Même Biyouna, qu’on savait capable de pétulance autant que d’intensité dramatique, ne convainc pas. À sa sortie de prison, son personnage voit s’éloigner sa sœur avec son ancienne complice Shéhérazade (Nadia Kaci, justement), jadis prostituée aujourd’hui femme voilée, mariée, avec enfant ; l’amertume qu’on imagine sienne ne se fait malheureusement pas ressentir dans le plan.
Peut-être Moknèche, qu’on sent nourri par Almodóvar, gagnerait-il à quitter la chronique douce-amère pour une certaine ampleur en osant, dans le sillage de l’excentrique madrilène (sans nécessairement reconduire pour autant son postmodernisme un rien étouffant), l’outrance, les couleurs, le mélo, la folie. Ce n’est qu’une hypothèse ; il se peut que ce ne soit pas là la meilleure direction que puisse prendre son cinéma. Reste qu’un véritable renouvellement de sa part nous semblerait salutaire.