2013 sera décidément l’année Jacques Demy. Le monde enchanté du cinéaste déborde l’exposition et la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque Française jusqu’en août pour gagner les salles de cinéma. Après Lola en novembre dernier, et en attendant La Baie des anges le mois prochain, Ciné-Tamaris ressort Les Parapluies de Cherbourg, Palme d’Or 1964, pour prolonger l’enchantement toujours intact que procure l’univers si singulier du compagnon d’Agnès Varda.
Enchanté, le cinéma de Demy ? Et pourtant… faisons l’inventaire de ces Parapluies : la pluie qui frappe les pavés gris de la province dès le générique, la guerre d’Algérie, une séparation, une mère qui dit avoir gâché sa vie, un père absent, un attentat à la grenade et une blessure au genou, deux décès, une grossesse solitaire… Sur le papier, rien de très réjouissant, encore moins de merveilleux dans le troisième long-métrage de Jacques Demy. Menace de la perte, douleur de l’absence, précarité, heurt entre désir et convictions, résignation, déception, barrière des classes, solitude : une infinie mélancolie parcourt le film. Y a‑t-il un plan plus triste que le travelling arrière qui abandonne Geneviève sur le quai de la gare ? Il n’empêche, l’adjectif aura un peu partout, ces dernières semaines, guidé notre (re)plongée dans l’univers demyesque. Inventé par le cinéaste et son compositeur Michel Legrand pour qualifier la forme nouvelle qu’ils créèrent avec ce film, le néologisme « en-chanté » et son tiret malicieux indique à lui seul les nuances et libertés que le duo symbiotique va prendre avec un genre qui commence à s’essouffler alors sérieusement, le musical. Demy et Legrand prennent le contrepied de sa structure classique, alternance de dialogues parlés et de chansons, pour mettre en musique chaque phrase, chaque mot. Les Parapluies de Cherbourg, c’est Chantons sous la pluie, mais chantons le jour et la nuit, chantons les rires et les pleurs, chantons l’amour (« Je t’aimerai jusqu’à la fin de ma vie »), la banalité (« Tu sens l’essence ») voire la trivialité (« Pousse ta viande »). Seul Une chambre en ville reprendra dix-huit ans plus tard ce même jusqu’au-boutisme, témoignage d’une audace sans concession bravant toujours les modes, qui ne sont que l’autre nom de la prudence timorée.
Le Demy-monde ne fait pas les choses à moitié, et c’est ce trop expansif, ce débordement de la bande-son qui gagne les images, badigeonnant les murs et les costumes de couleurs vives, qui transporte et ravit. Il exalte le premier amour comme s’il avait la saveur de l’éternité, avant de combler l’absence et le vide en donnant à un scénario a priori bien mièvre la forme d’une emphatique tragédie. La répétition de quelques-uns des dix-neuf thèmes composés par Legrand joue sur la mémoire émotionnelle du spectateur, qu’elle met en accord avec les rythmes des chansons et des cœurs. Il fallait bien un adjectif avec un trait d’union pour caractériser la belle intimité qui nous relie au destin de ces êtres aussi sublimes qu’ordinaires. C’est d’ailleurs à cet attachement du public au cinéaste que l’on doit aujourd’hui la ressortie sur les écrans des Parapluies de Cherbourg. Ciné-Tamaris a en effet eu recours au crowdfunding pour trouver les fonds nécessaires à la restauration et la numérisation du film, qui manquaient encore après la récolte d’une partie de la somme auprès de mécènes et divers organismes. La générosité des donateurs anonymes a largement dépassé les attentes de Varda et de ses enfants, preuve de l’attachement profond des spectateurs à l’un des plus beaux mélodrames du cinéma français, qui fait désormais partie du patrimoine tant culturel qu’affectif. Et d’une reconnaissance aussi envers un cinéaste qui tournait pour le public. Demy ambitionnait avec Les Parapluies de réaliser un opéra populaire, qui puisse appartenir au peuple. Non sans humour, le cinéaste devance les sceptiques dès la première séquence : « J’aime pas l’opéra, le ciné c’est mieux. Tous ces gens qui chantent, ça m’fait mal » peut-on entendre dans la bouche d’un collègue garagiste de Guy. Avec son art en-chanté de l’assemblage, Demy donne une forme opératique au quotidien, saisit avec préciosité l’instant (le film est l’un des premiers à aborder le sujet tabou de la guerre d’Algérie) comme l’éternel (l’amour, toujours).
L’ancrage dans le banal s’accorde également à la volonté effrontée de marquer un net écart avec le musical hollywoodien, plus enclin à convoler vers l’extraordinaire. Et si l’on chante sans cesse, on ne danse pas dans Les Parapluies, sauf si la situation s’y prête, à la faveur d’un mambo fugace dans une salle de bal. Le corps ici est au repos, et ses ardeurs (scènes de sexe entre Guy et Geneviève ou Jenny) comme ses meurtrissures (la guerre, la blessure de Guy) demeurent dans les hors-champs pudiques qui contrastent avec l’affolement des sens provoqué par les images trop colorées et les envolées de violons. À l’union des deux amants, Demy préfère filmer la cage d’escalier étrangement vide dans un film qui grouille de figurants, ces jeunes filles et marins qui traverseront encore Rochefort dans son long-métrage suivant. L’absence, déjà, voile leur union, et le temps qui a effrité le vert vif sur le mur menace de corrompre l’étreinte indécente qui unit la fille de Mme Emery à un vulgaire garagiste. Car le film met moins en scène les actions que leurs interstices, ramassant les fruits de la vie, tantôt savoureux, tantôt gâtés. Les Parapluies de Cherbourg est avant tout un film de la conséquence, conséquence de l’amour qui berce d’illusions, conséquence de la guerre qui les démolit, conséquence de la morale bourgeoise qui impose des choix. Subtil satiriste, Demy ne manque pas d’égratigner en quelques saillies jubilatoires de cruauté cette morale qu’incarne la mère de Geneviève, pour le moins contradictoire. Si elle trouve sa fille trop jeune pour épouser le pauvre Guy, elle ne voit pas d’inconvénient à la pousser, enceinte et éplorée, dans les bras de Roland Cassard. Il faut dire que le monsieur est diamantaire…
Pourtant, Cassard n’était qu’un jeune homme bohème éconduit par la belle Lola dans le premier long-métrage de Demy. Interprété par le même acteur, Marc Michel, Roland circule d’un film à l’autre, ébauchant de sa présence et de ses souvenirs la cartographie d’un Demy-monde où l’on ne cessera plus de voyager, comme dans un pays parallèle, une Province de cinéma. Le passage Pommeraye, cette fois-ci en couleurs, nous replonge dans le Nantes de Lola. Le plan sur Deneuve ornée de la couronne de la galette des rois préfigure Peau d’Âne. Le forain Bill des Demoiselles de Rochefort dira avoir traîné à Cherbourg. Peut-être passe-t-il, anonyme, au coin d’une rue des Parapluies… Tout est circulation dans la cinématographie de Demy, véritable chef d’orchestre du hasard, qui trouve dans le décor de villes portuaires (Cherbourg, Rochefort, Nantes, Nice, Marseille, Los Angeles) le lieu de tous les possibles, des fuites salvatrices comme des départs malheureux. Rien n’est tout blanc ou tout noir chez le cinéaste, encore moins tout rose, n’en déplaise à ses détracteurs rebutés par ses fioritures affectées qui dissimulent à peine, pourtant, l’acide lucidité de son regard. Et s’il pleut sur la ville comme il pleure dans les cœurs, n’est-ce pas une occasion merveilleuse d’entrer dans un ballet bariolé de pépins ?