La vie est un songe : depuis Calderon, l’effet miroir que le théâtre et son cousin le cinéma procure à la « vraie » vie sont au centre d’un nombre incalculable d’œuvres – hélas, le lyrisme, la subtilité, la finesse qui caractérisent nombres de celles-ci ont déserté le très littéral Demain dès l’aube. Appuyé sur un duo d’acteurs donnant dans l’ahurissement profond, le film sombre dans un premier degré brutal invoquant tour à tour un ennui et un agacement profonds.
Mathieu est pianiste à succès, une position que l’on sait due à son acharnement à réussir, parfois au détriment de sa famille. Lorsque sa mère se voit contrainte d’être admise pour traitement à l’hôpital, il va se rendre dans la maison qu’elle partage avec son jeune frère, un homme dans la force de l’âge mais encore « fragile ». Le seul loisir de son puîné, passionné d’histoire, est de participer à des jeux de rôles grandeur nature autour du thème de l’époque napoléonienne. En acceptant d’accompagner son frère lors de l’un de ces jeux, Mathieu pénètre dans un monde où ces rôles ne sont plus tant joués, que de secondes personnalités, menaçant de prendre le pas sur la vie réelle…
Les travaux sensationnalistes de Mireille Dumas dans Bas les masques nous l’avaient bien dit : les joueurs de jeux de rôles sont tous des siphonnés schizophrènes prêts à basculer dans les sectes les plus nauséabondes. Si la mauvaise presse de ce loisir s’est quelque peu atténuée avec le temps, cette approche reste cependant celle du scénariste-réalisateur Denis Dercourt. Demain dès l’aube est l’histoire d’hommes en fuite : le pianiste se sentant coupable de négliger sa famille se réfugie dans la musique ; le léger inadapté social se révèle et prend confiance en lui dès qu’il endosse son rôle de hussard napoléonien. À en croire le propos tenu par Demain dès l’aube, la passion historique des pratiquants des jeux de rôles historiques tient avant tout du fanatisme aveugle, de l’incapacité à cantonner le loisir de jouer un rôle à la sphère ludique.
Évidemment, le propos mis en abyme est clair : quel artiste n’est pas, finalement, un acteur ? Quel acteur peut décemment se prévaloir de pouvoir laisser le soir en rentrant chez lui, les rôles qu’il interprète sur le paillasson de l’entrée ? Quelle opportunité que celle de pouvoir filmer ces hommes – acteurs qui n’ont pas, eux, le besoin de l’œil de la caméra – quelle rencontre que celle de l’univers qu’ils ignorent sciemment et de la narration cinématographique ! Mais l’onirisme profond qu’aurait suscité une telle rencontre échappe à Denis Dercourt, tout occupé qu’il est à filmer l’obsession derrière le costume, lors de scènes sombrement explicatives (avec une mention spéciale à Vincent Perez pour son regard paniqué lorsqu’il assiste à une reconstitution de bataille rangée, manifestement destiné à nous évoquer le danger ressenti face à la situation).
L’interprétation des acteurs principaux est à l’aune de cette approche effroyablement premier degré : tandis que Vincent Perez compose un jeu passablement atone, excepté lorsqu’il s’agit d’appuyer une émotion forte, Jérémie Renier compose un duo de Jekyll / Hyde pour illustrer les deux états d’esprit de son personnage tellement intense qu’il perd rapidement toute crédibilité. Lorsque, enfin, ce tournant dans la vie des deux hommes commence à bouleverser l’équilibre du contrôle que chacun d’entre eux a sur sa vie, aucun des deux ne parviendra évoquer suffisamment de subtilité pour illustrer ces changements, laissant à la caméra toujours plus démonstrative le soin de pallier ce manque – non que cela constitue un changement par rapport au reste du film, lui aussi terriblement explicatif.
Musicien lui-même et professeur de musique (une caractéristique qu’il partage avec le personnage de Vincent Perez), Denis Dercourt présente cette explication pour son film : « L’intrigue de Demain dès l’aube se compose autour de quelques reliefs dramatiques saillants, presque inamovibles, tandis qu’entre ces points d’appui je jouais avec les trous et les coupes, des espaces narratifs qui sollicitent la participation du spectateur. Il s’agit moins de comprendre l’intrigue que de l’investir. » De louables intentions, sur le papier. Dans les faits, quant à comprendre l’intrigue, Dercourt nous l’explicite perpétuellement, suffisamment pour en effet ne pas nécessiter d’effort à cet égard. Mais quant à l’investir… La narration glacée et sclérosée de Dercourt, manifestement très désireux de faire passer un sentiment dans lequel il semble fort investi, ferme sans espoir de changement les portes de son film à son auditoire navré.