Été 2014. Stéphane Ziegler ouvre les portes de l’usine Bel Maille (Roanne), dont il est le nouveau patron, au réalisateur Olivier Loustau : celui-ci y tourne en partie son long-métrage de fiction La Fille du patron, bluette qui prend pour théâtre une usine de textile en difficulté. Dans les coulisses de ce tournage, une réalité plus prosaïque : Bel Maille doit faire face à un redressement judiciaire, conséquence d’une gestion hasardeuse. Malgré tout unis dans leur volonté de maintenir le navire à flot, les ouvriers, pour beaucoup d’entre eux actifs dans l’usine depuis leur adolescence, doivent peu à peu prendre acte de la fin d’un rêve : Bel Maille n’est plus — et ne sera plus jamais — le modèle d’entreprise familiale qu’elle avait été pendant de si longues années.
Tisser la parole
Les premières images du documentaire que Charlotte Pouch a tiré de sa visite à Bel Maille, font exactement craindre ce genre de récit sous naphtaline : présenter les vestiges d’une France éternelle au seuil de leur évanouissement, exalter moins la fièvre insurrectionnelle de la parole ouvrière que ce qu’elle peut charrier de discours édifiants, valeurs inattaquables, jugements forcément pleins de bon sens. Les quelques plans du tournage de La Fille du patron qui ouvrent Des bobines et des hommes compilent en effet les tics paresseux de ces reportages qui veulent, d’entrée de jeu, mettre le téléspectateur dans sa poche : des scènes poignantes, dans lesquelles la réalité des lieux rattrape la fiction, au rythme d’une musique certes pas désagréable, mais un peu suave.
Si, dans les quelques minutes suivantes, le film se poursuit sur le mode assez plat d’une juxtaposition de paroles aux contours parfaitement délimités — les ouvriers, le patron, la secrétaire… –, il faut faire l’effort de passer outre cette amorce un brin trop molle. Car, au fil de ces conversations qui paraissent sans aspérités, la réalisatrice, l’air de rien, resserre son récit en un faisceau de déplorations, signes d’impatience, prémices possibles d’une future révolte : ce qu’elle filme le mieux, c’est bien cette indignation ouvrière qui, sous le désœuvrement latent, donne progressivement un horizon de combat aux salariés de Bel Maille.
L’impossible rembobinage
« Je rembobine » : c’est la métaphore pour le moins prévisible qu’emploie Stéphane Ziegler, vers le début du film, juste avant de raccommoder une phrase bancale qu’il adressait à Charlotte Pouch. « Mon objectif, ce à quoi j’ai travaillé : la pérennité du savoir-faire de Bel Maille dans son ancrage, ici, à Roanne ; dans son ancrage local. » Ce discours convenu qu’il a appris par cœur, Stéphane Ziegler le répète en toutes circonstances — en tête-à-tête avec la réalisatrice, devant les employés, lors des réunions avec les représentants des ouvriers –, dans l’espoir qu’il pourra, par ce moyen, transformer ses décisions économiques injustes — et surtout malhonnêtes — en donné naturel ; en évidence inattaquable. Charlotte Pouch, avec habileté, fait, quant à elle, monter la tension jusqu’au point où la vacuité des mots du patron se heurte au jugement implacable de ses subordonnés : transcrivant dans sa matière les gestes que les « tricoteurs » s’ingénient, en dépit de la situation désespérée, à reproduire coûte que coûte, le film dévide cette parole ouvrière qui, tout en envisageant l’inéluctable défaite, dit le refus d’un inébranlable état des choses. Tout cela culmine dans une scène d’altercation très frontale, située dans la dernière partie du film : alors qu’il est devenu évident que Ziegler a tout bonnement abandonné son équipe, les ouvriers auxquels il s’adresse à ce moment-là, jusqu’alors si patients, montent enfin au créneau.
Mais quelque chose de peut-être plus fondamentalement politique encore, et qui se joue cette fois-ci entre les seuls mots, parcourt Des bobines et des hommes : la conscience d’une fracture que Charlotte Pouch, de façon discrète et cependant bien tangible, parvient à matérialiser dans quelques plans marquants. Ainsi, notamment dans un plan cadré de façon assez nette, l’on peut voir Stéphane Ziegler dans son bureau muré de glace, en train de téléphoner, tandis que se poursuit, dans la profondeur de champ, la réunion qu’il vient de quitter brusquement : le sentiment un peu douloureux de voir, sans qu’aucun artifice de montage ne vienne l’appuyer, la rupture entre deux mondes qui pourtant se côtoient, se fait ici singulièrement palpable. Tirant les conclusions de ce constat amer, la scène finale, dans laquelle les salariés de Bel Maille — à présent licenciés — vont assister à la projection de La Fille du patron, est l’occasion pour Charlotte Pouch de terminer son film sur une note résolument sombre : l’ensemble de salles dans lequel les anciens collègues se rendent est en effet curieusement baptisé « Espace Renoir ». En convoquant le fantôme de Renoir, l’épilogue vient ainsi jeter une lumière nostalgique sur ce que nous avons vu pendant un peu plus d’une heure : le regret d’un temps où le spectacle pouvait rassembler classes dominantes et forces de production, fût-ce le temps d’une fiction — puisque c’est bien une romance populaire que Stéphane Ziegler aura laissé tourner dans son usine. Car là où, chez Renoir, la passion démocratique pouvait constituer une issue réconciliatrice — comme c’était notamment le cas dans le dernier mouvement de French Cancan –, c’est ici une âpreté sans espoir qui gagne les dernières images du film : le temps de la fiction semble tout à fait révolu et, dans les spectateurs des derniers plans du film, on ne peut s’empêcher de voir des ouvriers violemment amputés de leurs moyens de production – lesquels ne peuvent leur être restitués, par le spectacle, que sous une forme définitivement spectrale.