Quelques semaines après sa sortie, retour sur Désordres, le beau et singulier deuxième long-métrage de Cyril Schäublin.
« Ne rentrez pas dans l’image, s’il vous plaît. » Derrière le ton poli des gendarmes se niche une injonction, sans cesse répétée dans Désordres, à l’encontre de ceux qui auraient le malheur d’aller où bon leur semble. En 1878, M. Roulet, le directeur de l’usine Centralline de Saint-Imier, a décidé de lancer une campagne publicitaire pour vanter la modernité de ses ateliers. Si les salariés en sont absents, c’est que les photographies sont également un outil politique en vue des prochaines élections cantonales où se présentera le patron. Ses ouvriers, quant à eux, s’organisent tout autrement, en s’encartant à l’officine anarchiste locale. À première vue, le sujet du deuxième film de Cyril Schäublin pourrait se résumer à cette manière d’évoquer le destin de ceux à qui l’on a justement refusé d’apparaître sur les photos officielles. Faire le portrait du prolétariat à l’époque où la Suisse fait sa révolution industrielle reviendrait ici à documenter le fonctionnement de ces collectifs autogérés au travers du regard de Piotr Kropotkine (ici, simple personnage secondaire). Le film prend toutefois immédiatement le contrepied du récit illustratif attendu en ne figurant pas la relation conflictuelle entre bourgeois et anarchistes sur le mode d’une lutte frontale (le ton ne monte jamais entre les personnages), ni dans un plaidoyer tournant au martyrologe (la violence de la répression contre les grévistes est volontairement laissée hors champ).
Le cinéaste a l’intelligence de faire de cette distance un véritable principe esthétique : filmées en plan large, à une distance telle que les personnages se confondent avec les détails de l’image, les scènes visent à décentrer le regard du spectateur au moyen de compositions asymétriques. On peut y voir une manière de placer sur le même plan les protagonistes et le milieu dans lequel ils évoluent, envisagé comme un contexte socio-historique dont l’organisation est restituée par la stratification minutieuse des intérieurs (la division entre l’espace des ouvriers et celui des contremaîtres à l’usine) et des décors extérieurs. En inscrivant les rapports de force dans le plan, Schäublin adopte au fond le regard de Kropotkine lui-même, géographe œuvrant pour le peuple dans le sillage d’un Élisée Reclus, sensible à la nature composite des espaces qu’il traverse dès son arrivée à Saint-Imier. Au début du film, un gros plan sur une carte pliée verticalement et horizontalement précède l’apparition d’une série de toitures dont les formes évoquent des triangles concaves. Ressemblant à des tableaux cubistes, ces plans géométriques stratifiés visent à figurer la coprésence de plusieurs espaces-temps à l’intérieur d’une ville dont l’heure change en fonction de l’endroit où l’on se trouve – les gendarmes ne cessent ainsi de régler les horloges de la mairie, de l’usine, du télégraphe ou de l’église.
Halte aux cadences infernales !
Cette manière de démultiplier les espaces-temps synthétise le projet esthétique du film qui, à son meilleur, articule plusieurs vitesses au sein d’une même scène. À la manière de petits metteurs en scène zélés, les contremaîtres de l’usine chronomètrent ainsi les performances des ouvrières pour soumettre leurs gestes aux impératifs de rendement du système capitaliste. À rebours de cette dynamique de rationalisation, le montage juxtapose, lors des belles séquences documentaires sur la fabrication des montres, un ensemble de gestes minutieux, à l’intérieur d’un grand mouvement collectif restituant l’unité organique d’un corps social uni par le travail – métaphore que souligne le tic-tac incessant en fond sonore, associant chaque ouvrière à une pièce du vaste mécanisme. Les plans fixes visent en parallèle à capter les mouvements des personnages dans toute leur durée, en souscrivant au plaisir documentaire de la simple observation. L’intérêt que marque Désordres pour les « temps morts », sensible dans toutes les scènes de photographie (M. Roulet s’interroge par exemple sur la longueur des préparatifs de sa photo officielle avec un émissaire italien), est synthétisé dans le tout dernier plan du film : il faut en effet attendre que le temps meure symboliquement (une montre attachée à un arbre s’arrête lentement) pour que la caméra se libère et entame son unique mouvement, sur le fond d’une forêt perdue dans le flou. Cet ailleurs mystérieux s’annonce alors comme un contrepoint idéal à la marche de l’Histoire, où triomphera le taylorisme dont Schäublin documente ici les balbutiements.
Ludique, Désordres est de ces films où l’on se sent si bien qu’on rêverait d’y passer deux heures de plus. Car Schäublin contrebalance la sécheresse apparente de son dispositif par un jeu permanent sur le langage (le plurilinguisme est de rigueur en Suisse alémanique) et les sons (il faut parfois plusieurs secondes pour deviner qui parle dans le plan), mais aussi par une attention permanente aux trajectoires des personnages. En décentrant ses cadrages, Schäublin ménage un espace en permanente recomposition, au sein duquel les dynamiques de mouvement s’avèrent résolument imprévisibles, comme une manière de déjouer de l’intérieur toute tentative d’organisation et de régulation des corps par le capitalisme. Le générique venu, on en viendrait d’ailleurs presque à souhaiter que le cinéaste ne s’arrête pas à la lisière de la forêt et rende compte d’un monde entièrement régulé par des principes anarchistes, tant le balancement permanent entre l’ordre et le désordre qui régit le film est parvenu à restituer bien plus qu’une image manquante de l’histoire des mouvements ouvriers : un véritable regard sur le monde, fait d’attention minutieuse aux détails et d’ouverture à l’inconnu.