Pour ses soixante-dix ans, le festival de Locarno proposait une rétrospective de quelques grands premiers films qui y furent présentés au cours de son histoire. Une belle façon de mettre en avant le caractère défricheur du festival, qui présentait une fois encore cette année, à côté de quelques têtes d’affiches, de nombreuses œuvres de jeunes réalisateurs. Avec ses dix-huit films très hétérogènes, le « Concorso Internazionale » faisait un peu office de fourre-tout. Il mêlait des œuvres innovantes d’auteurs reconnus et des films plus conventionnels sans qu’une cohérence d’ensemble ne se dégage. Si l’on considère également les deux autres compétitions principales – « Cineasti del Presente » et « Signs of Life » –, une ligne éditoriale privilégiant les partis-pris formels audacieux et se détournant volontiers du naturalisme se dégage plus clairement. Des œuvres étonnantes et profondes côtoyaient ainsi des films qui poussent l’artifice jusqu’à la stérilité, comme Les Bonnes Manières de Juliana Rojas et Marco Dutra (Prix spécial du jury) ou 9 Doigts de F.J. Ossang (Prix de la mise en scène).
L’inquiétude dans l’air
Certains des films les plus réussis de cette édition ont su exprimer une inquiétude toute contemporaine à l’égard d’un réel en mutation, à la fois envahissant par la prolifération de ses avatars numériques et, semble-t-il, de plus en plus difficile à saisir. Le premier long métrage de Cyril Schäublin, Dene Wos Guet Geit (Cineasti del Presente), se présente comme un objet à la fois déroutant et à la puissance de fascination directe. Il prend pour fil rouge l’histoire d’une arnaque perpétrée à répétition par une jeune femme se faisant passer pour la petite-fille de dames riches. Le réalisateur construit autour de cette trame un univers visuel et narratif fragmenté, qui slalome autour de son sujet plutôt que de l’aborder de front. On s’y arrête sur différents personnages eux aussi postés dans la ville de Zurich et dont les conversations semblent banales : le dernier film vu au cinéma ou les avantages de tel ou tel opérateur téléphonique. À la façon d’une composition musicale, Dene Wos Guet Geit est cependant truffé de répétitions de motifs, d’échos entre des scènes, qui donnent l’image d’un monde fuyant, structuré par des chiffres. Les cadres précis atomisent l’espace urbain, et les seuls liens qui subsistent entre les personnages semblent être les flux monétaires et ondes WiFi. Additionnée d’une dimension réflexive, Dene Wos Guet Geit est une œuvre épatante par sa singularité et son ampleur.
Dene Wos Guet Geit, de Cyril Schäublin
Dans le tout aussi riche Qing Ting Zhi Yan (Dragonfly Eyes) (Concorso Internazionale), Xu Bing tente de faire du cloud un allié, un moyen de capter ce qui est invisible à l’œil nu : puisant dans les centaines d’heures d’enregistrements de vidéosurveillance disponibles sur l’Internet chinois, il construit une œuvre baroque, à la fois drôle et terrifiante, narrative et abstraite. Assemblant des images disparates – à la faveur d’une pixellisation empêchant de distinguer précisément les visages –, Xu Bing invente l’histoire de Qing Ting, jeune femme qui décide d’aller explorer le monde après un séjour dans un temple bouddhiste, et trouve un emploi dans une exploitation laitière, où elle rencontre Ke Fan. Accolant une voix off synthétique ou des dialogues inventés sur les images trouvées, Xu Bing associe ce récit à des digressions angoissantes, compilations d’images violentes donnant l’impression d’un monde à la fois hyper-maîtrisé et insensé. Pour autant, il n’oublie pas d’user du potentiel comique de son dispositif, faisant de la vision du film non pas une leçon de morale, mais une expérience intrigante qui ouvre un vaste champ de réflexion au spectateur.
Le rapport entre drame et humour est inversé dans Jeunes hommes à la fenêtre (Pardi di Domani) : ici, c’est le comique qui se teinte d’inquiétude. Loukianos Moshonas, déjà remarqué à Locarno l’an dernier avec le court métrage Manodopera, y met en scène une conversation hilarante entre deux jeunes hommes suite au déclenchement à vide d’un scanner. Les formes produites sur l’écran par la vitre sale de l’appareil leur évoquent, non sans une certaine angoisse, des images aussi diverses que le cosmos ou la griffe d’une bête, et donnent lieu à une conversation qui saute allègrement d’E.T. à la construction du mur de Berlin, de souvenirs en questions philosophiques, avec une délicieuse excentricité.
Affections des corps
Si ces films exploraient la confrontation des êtres à certaines formes d’immatérialité, d’autres traitaient plus directement d’affections du corps. Le très ludique Gemini d’Aaron Katz (Concorso Internazionale) joue en quelque sorte sur les deux tableaux : il s’intéresse à Heather, une starlette constamment exposée, regardée, faisant l’objet de diverses rumeurs, épaulée par une assistante et amie, Jill. Lorsque Heather est assassinée, c’est soudain Jill qui se trouve projetée sur le devant de la scène, dans le rôle cependant plus difficile à porter de suspecte numéro un. Mais l’intrigue policière s’avère secondaire et Gemini s’intéresse surtout à la façon dont le personnage se met à jouer avec une certaine délectation son nouveau rôle. Sa vie devient un film dont elle est l’héroïne, suggérant l’univers fantasmatique de ceux qui œuvrent dans l’ombre. Aaron Katz s’inscrit dans ce que l’on pourrait considérer comme le sous-genre des « films sur Hollywood », et ne déroge pas à ses règles en décrivant Los Angeles comme une ville à la fois attrayante et hostile, pleine de faux-semblants. Sans être foncièrement novatrice, sa variation séduit cependant par ses dialogues ciselés, son usage habile de la rétention d’information et son amusant caractère méta-filmique, qui s’exprime autant par la mise en abyme que par une ostentation volontaire de la mise en scène.
Gemini, d’Aaron Katz
La transformation s’exprime également de façon assumée et ludique dans le court métrage documentaire Aliens (Signs of Life). Luis López Carrasco y fait le portrait de Tesa Arranz, chanteuse du groupe madrilène Zombies dans les années quatre-vingt, par l’intermédiaire de ses nombreux tableaux d’extraterrestres, de ses poèmes et journaux intimes, et du récit autobiographique en voix off d’une vie marquée par un trouble bipolaire. En même temps que la découverte d’une personnalité anticonformiste à travers une témoignage désinhibé étourdissant, l’image VHS et le son sale invitent à un voyage nostalgique dans une époque révolue, peut-être pas si innocente que l’on aurait pu le croire.
La transformation est encore plus ambiguë dans le très dense Madame Hyde (Concorso Internazionale), où Serge Bozon complique le dynamitage du film de genre entamé dans Tip Top (il est aussi, comme lui et un certain nombre d’autres films en compétition, tourné en pellicule). Empruntant cette fois-ci au film social, au film fantastique, et toujours à la comédie, le cinéaste y fait surtout preuve d’une audace renouvelée, n’hésitant pas à s’éloigner très loin du naturalisme et à déstabiliser le spectateur en faisant fi d’un certain nombre de conventions. Lorsqu’une professeure de physique effacée, Madame Géquil, est frappée par la foudre, la transformation qui s’ensuit est tout à fait inattendue : plutôt que de basculer soudainement dans l’hystérie dont on la sait capable ou dans une assurance excessive, Isabelle Huppert donne corps à une transformation à la fois radicale et sourde. Plutôt que d’évoquer un retour du refoulé, cette mutation devient le moyen de penser la transmission du savoir – en l’occurrence, dans la classe agitée d’un lycée de banlieue, dont le plus mauvais élève, Malik, semble hanter l’enseignante. C’est aussi, plus largement, une réflexion sur la nature du changement et sur l’idée, d’ailleurs très scientifique, que l’on ne peut gagner une chose sans en perdre une autre.
Madame Hyde, de Serge Bozon
Avec Ta peau si lisse (Concorso Internazionale), Denis Côté filme quant à lui des hommes transformés de leur propre chef, à force d’exercice physique et de régimes alimentaires contraignants : des hommes forts aux profils variés (culturistes de haut niveau, vétéran des compétitions devenu entraîneur, catcheur n’ayant que mépris pour l’esthétique…). Le film a quelque chose d’un exercice de style, comme si ce sujet avait été choisi de façon un peu arbitraire, et qu’à partir de ce choix, le cinéaste québécois avait cherché à proposer une nouvelle vision du monde de la musculation. L’exercice est réussi : mêlant intelligemment captations sur le vif et mises en scènes réalisées spécialement pour le film, il nous ouvre les portes de cet univers étrange où la maîtrise de son corps tourne à l’obsession, métaphore d’un monde occidental obnubilé par une certaine conception de la santé. Denis Côté trouve la juste distance, rend compte de la relation de ces hommes à leur pratique avec empathie, tout en permettant de percevoir tout ce que cette passion a de dévorant, d’excessif, d’irrationnel.
À l’inverse de ces processus d’expansion des corps, le Léopard d’or Mrs Fang de Wang Bing (Concorso Internazionale) témoigne d’un effacement progressif. Ses premiers plans nous placent face à une femme que nous retrouverons quelques plans plus tard, méconnaissable, quasiment immobile dans un lit et privée de la parole. Difficile de ne pas ressentir une gêne face aux premiers plans sur le visage de cette femme en fin de vie : est-il permis de filmer un être dans une telle situation, pouvant difficilement exprimer son éventuelle réticence ? Néanmoins, ce doute moral perd rapidement sa pertinence tant il devient manifeste que Wang Bing ne cherche pas ici à proposer une expérience voyeuriste, mais nous invite plutôt, comme dans Ta’ang, à rester, comme lui, auprès de cette femme, à porter attention jusqu’au bout à une vie humaine que d’aucuns pourraient juger insignifiante. Comme les membres de sa famille, qui scrutent les moindres modifications de son état, nous tentons d’interpréter les micro-changements dans le visage-paysage de Madame Fang. Que signifient tel mouvement de la main, tel battement de paupière, telle position du cou ? Par cette observation, ce qui transparaît est autant l’impossibilité de franchir la barrière de notre propre corps qu’un désir instinctif que la vie se prolonge.
Hors du monde
À l’image de cette œuvre nous conviant dans un espace confiné, plusieurs autres nous projetaient dans des lieux coupés du monde. Avec son tout premier film, Filmus (Signs of Life), Clément Safra fait preuve d’un belle foi dans la capacité du cinéma à stimuler l’imaginaire et à émouvoir par les jeux de l’ombre et de la lumière, du flou et du net, du son et de l’image. À l’image, une mère rrom et son enfant, reclus dans une forêt et constamment frôlés par une présence policière. Refusant une réelle progression dramatique (au risque de la répétitivité), le réalisateur propose une expérience sensorielle surprenante, essentiellement sans dialogues, qui se présente comme une entreprise radicale de réduction du film narratif à ses composantes essentielles – des sujets, un lieu – pour en analyser la puissance. La tendresse de la relation entre mère et enfant, l’étrange fascination qu’ils semblent exercer sur les policiers, les moments où les sujets rompent le quatrième mur de la fiction et interagissent avec la caméra : autant d’éléments qui se combinent pour faire du film un générateur de sentiments et de récits possibles.
Filmus, de Clément Safra
L’espace dans lequel se déroule 3/4, deuxième long métrage d’Ilian Metev (Léopard d’or de la compétition Cineasti del Presente), possède lui aussi quelque chose de générique. Ce qui confine d’abord les personnages, ici, ce sont les cadres rigides qui sculptent l’espace, et par là même le récit. Cette rigidité n’est pas ici une faiblesse, mais une force : elle est ce qui permet à la narration de se déployer avec tant de finesse et à l’émotion de naître en des endroits inattendus. Une fois de plus, l’enjeu dramatique brille ici par son absence, du moins à première vue : Niki fait le zouave avec un ami en rentrant de l’école, sa sœur Mila prend un cours de piano, puis ils rentrent ensemble dîner à la maison avec leur père. Mila prépare un concours. Elle s’inquiète. Alors son frère l’embête encore davantage. Ilian Metev accomplit la prouesse de placer le spectateur sur le qui-vive alors même que, a priori, nous assistons simplement aux moments les plus ordinaires de la vie de ce trio. Naturaliste par sa façon de se concentrer sur ces non-événements, 3/4 acquiert un caractère plus abstrait par sa construction lacunaire et son utilisation du hors-champ. La présence sourde, presque imperceptible de la mort instille une angoisse qui nous place au plus près de ces personnages : elle nous communique leur peur du monde, leur désir d’y trouver une place, leur attachement aux autres, tandis qu’eux semblent imiter notre passivité de spectateurs en refusant de s’extraire de certains schémas familiaux.
Dans Good Luck (Concorso Internazionale), les lieux, réels et précis, sont traités à travers le prisme d’une esthétique qui les ouvre au-delà des spécificités géographiques. Obéissant à un principe de symétrie, le nouveau film de Ben Russell se partage entre une mine de cuivre en Serbie et d’or au Suriname. D’un continent à l’autre, des roches profondes à la boue inondée de lumière, le cinéaste s’intéresse à une condition semblable, comme le soulignent les portraits de mineurs en noir et blanc qui ponctuent l’ensemble du film. Dans un cas comme dans l’autre, le travail est rude et la qualité du présent sacrifiée dans l’attente d’une vie meilleure. L’espoir et le désespoir combinés s’expriment à travers des scènes de discussions entre travailleurs et avec le réalisateur, mais leur évocation reste finalement périphérique et presque embryonnaire. Le pouvoir de fascination de Good Luck, maintenu tout au long de ses 143 minutes, tient avant tout à l’inspiration formelle de Ben Russell. La caméra 16 mm qu’il emmène dans de longs travellings, suivant l’action ou s’en éloignant, ou bien maintient braquée pour capter un processus dans son entièreté, produit des images à la présence vibrante, à la puissance d’émotion primitive.
Good Luck, de Ben Russell
Histoires de lieux
Plusieurs autres films de ces compétitions abordaient quant à eux des lieux porteurs d’une histoire dont ils ont voulu se ressaisir. Dans l’ambitieux Fort des fous (Concorso Internazionale), Narimane Mari filme en Algérie puis en Grèce une série de tableaux dont la nature évolue au fil de ses trois grandes parties. La première, la plus marquante, est inspirée d’écrits datant de l’époque coloniale. Si la thématique se rend visible à travers le décor de vieux palais et les costumes militaires, les actions jouées évoquent la colonisation de façon beaucoup plus symbolique, à travers des scènes énigmatiques déconnectées les unes les autres et des voix retravaillées. Si l’artifice fait ici sens et se présente comme le moyen de toucher des parts enfouies de notre imaginaire, le dispositif de la deuxième partie du film paraît plus vain. Un groupe hétéroclite y accomplit un certain nombre de performances dans un cadre insulaire, sans que leurs gestes ne prennent une résonance précise. La troisième partie du Fort des fous est consacrée à de longs entretiens avec des militants grecs, où il est question des conditions et conséquences d’une possible révolution. Si l’idée de lier le passé colonial au capitalisme actuel aurait pu être productive, l’énergie du début du film se perd en cours de route et l’assemblage final semble un peu forcé.
La vision d’Era Uma Vez Brasília (Signs of Life) est elle aussi une forme d’épreuve, mais la radicalité du film d’Adirley Queirós prend une forme plus compacte et convaincante. Le réalisateur y traite de l’histoire récente du Brésil par le prisme de la ville de Brasilia. Comme pour conjurer le sentiment d’abattement que pourrait inspirer un simple récit des événements, Queirós choisit la forme de la science-fiction. Avec un budget dérisoire, il met en scène l’histoire d’un extraterrestre à l’apparence humaine envoyé sur Terre en 1960 pour assassiner le président Juscelino Kubitschek le jour de l’inauguration de Brasilia, et qui finit par former une sorte d’armée avec d’autres parias. Usant avec humour de sa pauvreté de moyens, le film se présente comme une succession de scènes apocalyptiques, dans lesquelles la politique s’invite notamment par le biais de discours de politiciens figurant dans la bande-son. Un film sombre, qui évoque une spirale sans fin, et apparaît comme un geste politique fort.
Era uma Vez Brasília, d’Adirley Queirós
Raoul Ruiz abordait un sujet semblable par des détours tout aussi fantaisistes lorsqu’il tourna La Telenovela Errante (Concorso Internazionale) en 1990. Le film ne put être terminé à l’époque et fut finalement achevé par Valeria Sarmiento cette année. S’il dégage, comme Era Uma Vez Brasília, un sentiment d’absurdité quant à l’histoire politique du Chili, celle-ci s’exprime de façon plus détachée, plus résignée peut-être, et plus divertissante. En différentes scènes toutes aussi surréalistes les unes que les autres, le film évoque un pays à la réalité aussi fragile que celle d’un soap opera. Un homme assure à une femme qu’il est de gauche pour la séduire. Une secrétaire ôte des morceaux de viande de la bouche d’un homme à l’aide d’une pince à épiler. Une voiture est le siège d’une série interminable d’assassinats. On fait des jeux de mots, trouve des œufs de caille sous ses aisselles, récite des poèmes, et ainsi, on oublie. Comme nombre d’autres films de cette édition, La Telenovela Errante aura montré à quel point un usage maîtrisé de l’artifice peut toucher au réel avec pertinence.