Déjà dans Brèves rencontres, Kira Muratova mélangeait les genres, surprenait son spectateur à tourner ses histoires comme des poupées russes, sans aucun repère spatio-temporel, juste au gré des souvenirs de femmes amoureuses. Ici, le principe reste le même. La réalisatrice cherche à perdre son spectateur dans une mise en abyme qui intrigue mais ne convainc pas.
Comme le titre l’indique, dans ce film, deux histoires siègent au lieu d’une. « Une promotion !» ajoute la réalisatrice. La première partie commence avec le suicide d’un comédien, dans son costume du Duc de Rigoletto. Sa troupe le retrouve pendu au milieu de la scène. Il devient l’objet d’un terrible et loufoque Cluedo où tous cherchent le coupable, sans le trouver. Loin d’annuler le spectacle, la vie continue, les comédiens défilent, s’émeuvent, s’intriguent à la vue de ce corps, blanchi par la mort. Tantôt certains recouvrent son visage, tantôt d’autres le découvrent. De cette mort, des animosités émergent, des coups bas, vils et mesquins. Chacun se cherche des poux, s’insulte ou s’embrasse, dans un imbroglio difficile à suivre. Car rien ne semble être pris au sérieux. À voir des comportements si atypiques, des visages « felliniens », des scènes grotesques, sans contexte, l’idée de se retrouver au milieu des fous semble une vérité plus proche que d’une troupe de théâtre.
La caméra se promène dans cette espace, se traîne dans l’envers du décor, emmène le spectateur derrière le rideau, là où les fils traînent, là où la mécanique brille, là où les bruits courent, là où le bât blesse. Elle cache les raisons du suicide, le film commence in medias res, et l’acte commis devient qu’un simple prétexte pour peindre un environnement hostile.
Puis le spectacle commence. Et la deuxième histoire aussi. Une fois les masques tombés, les comédiens reprennent leurs rôles attitrés, les spectateurs se battent pour s’asseoir, les rideaux se lèvent, poussés par la caméra, et la scène du théâtre s’ouvre enneigée. La façade d’un immeuble laisse entrevoir deux fenêtres éclairées, où chacun vaque à ses occupations : les chapeaux, les poupées, le voyeurisme. Un conteur, aussi réalisateur, présente les personnages. Et la caméra s’avance pour s’introduire dans les appartements des deux nouveaux protagonistes. L’histoire devient aussi incroyable que la première, mais la mise en abyme dessert le film à force de longueurs, et d’importantes incohérences. Kira Muratova met en scène un vieux don-juan qui tente, en vain, de séduire l’amie de sa fille. Cet homme, amoureux des femmes et des festins, collectionne de grands tableaux de dames belles et charnues, mais surtout nues. Que ce soit Vénus ou Danaé, il les contemple, fier de les posséder, et baigne dans cet amour unilatéral, qu’il rejette de manière incestueuse sur sa fille. Il la dénude, la caresse puis sachant l’acte infâme, la repousse. Peu à peu, la scène théâtrale s’efface, devenue qu’un simple accessoire pour introduire une nouvelle « pièce ».
Entre le père et sa fille, la relation se complique, la solitude les tue, à petit feu. Natalia Bouzko, corps de femme pour manières enfantines, caresse et habille ses poupées, habite près de son père, l’aime et le déteste à la fois. Son drame œdipien se finit en syndrome de Stockholm. La veille du nouvel an, Bogdan Stupka s’apprête à ouvrir ses cadeaux. Sa fille arrive accompagnée d’une amie, une véritable offrande pour un dieu : son père. Affamé, il les enferme dans sa demeure, pour enfin espérer s’accoupler avec la jolie blonde, cette lolita digne d’une peinture vénitienne, représentée sous les beaux traits de Renata Litvinova.
Le jeu des acteurs reste fascinant, par leur folie hystérique et décalée, et la mise en scène joue sur des effets d’ombres et de lumières convaincant. Le ridicule de certaines scènes prêtes à sourire, Renata Litvinova exaspère avec ses cris stridents pour répondre aux appels du vieux loup Bogdan Stupka qui, lui, donne une violence primitive et inouïe à son personnage pourvu d’une perversité pitoyable et initiateur d’une parade amoureuse indigeste. Au bout du compte, une œuvre au bord de la crise de nerfs, aussi touchante qu’agaçante, d’autres diront abstraite. Kira Muratova reprend Picasso et argue : « l’art est abstrait. »