Déjà repérée avec Premières neiges, la réalisatrice bosniaque Aida Begić filme l’impossible reconstruction de son pays et l’avenir incertain d’une génération marquée par la violence. Présenté au festival de Cannes (mention spéciale Un certain regard), Djeca offre un beau portrait de femme sous les contours parfois trop attendus de la chronique naturaliste.
Orphelins de guerre, Rahima et son frère Nedim survivent à grand peine dans un quartier blafard de Sarajevo. Employée de cuisine dans un restaurant lounge, elle se bat pour assurer leur existence fragile, tandis qu’il sèche les cours et multiplie les trafics. Un jour, au cours d’une dispute, il casse le smartphone d’un de ses camarades, fils d’un important ministre. Sommée de réparer l’affront, Rahima doit trouver l’argent pour dédommager le père. Autour de cette trame classique, Aida Begić organise un réseau de plans-séquences collant aux basques de l’héroïne. Toujours en mouvement, Rahima fonce tête baissée dans un décor hostile. Ciel lourd, ruelles délabrées, parkings glauques, arrière-salles anonymes : la réalisatrice maintient le spectateur dans une atmosphère urbaine et stressante. Cette mise en scène viscérale impressionne (ballet des acteurs minutieusement orchestré) mais respecte un cahier des charges désormais trop connu. Depuis Rosetta, les frères Dardenne ont fait école, et leur style – caméra braquée sur la nuque de personnages mobiles – est devenu une marque de fabrique éculée. Si la recette fonctionne plutôt bien ici, elle ôte au film une grande part de sa personnalité, et lui donne un aspect presque standardisé. C’est d’autant plus dommage qu’Aida Begić avait su créer un climat intrigant dans Premières neiges, qui se déroulait entièrement dans un village perdu au fin fond des montagnes.
Malgré cet écueil, Djeca reste une fiction sociale intéressante, qui s’inscrit dans une réalité historique complexe et soulève un questionnement sensible. Comment retrouver un semblant d’apaisement dans un pays encore meurtri ? Les protagonistes du film ont tous grandi dans un monde déchiré et portent cette violence en héritage. Les rêves d’un futur serein butent sur les fantômes du passé. Aida Begić illustre cette idée de manière littérale en insérant à plusieurs reprises au cours du récit des archives tournées au moment du conflit – des images d’une texture différente, qui surgissent comme autant de réminiscences dans l’esprit de Rahima. Dans ces vidéos familiales saisissantes, des enfants costumés répètent une pièce dans une cage d’escalier, jouent au milieu des immeubles éventrés. Partout des traces de sang témoignent de l’horreur environnante, et ce rouge vif laisse une marque indélébile dans la mémoire. Rahima demandera plus tard à son frère de changer de chaîne alors que la télévision diffuse un reportage commémoratif. Mais les souvenirs la rattrapent toujours par la bande – et surtout par le son, puisque la réalisatrice construit un hors-champ inquiétant, où les explosions de pétards suscitent une tension permanente, comme un prolongement de la guerre au quotidien.
Aida Begić dépeint une société inégalitaire, sans repères moraux, où la délinquance apparaît pour beaucoup comme la voie la plus rapide vers le confort matériel. Nedim fantasme sur les armes, reprend devant sa glace les poses de Robert De Niro dans Taxi Driver : il représente parfaitement cette jeunesse désillusionnée qui ne croit ni au travail ni à l’honnêteté. La réalisatrice souligne aussi le sentiment d’exclusion des plus démunis face à la classe dominante : Rahima ne franchira jamais le portail de l’immense résidence du ministre, gardée par une surveillance policière. La comédienne Marija Pikic prête son visage dur et fin à cette héroïne solitaire, qui se confronte sans arrêt à des murs : son frère ne daigne pas souvent lui répondre et ne l’aide en rien dans les tâches domestiques, quand il ne l’envoie pas carrément sur les roses ; l’assistante sociale la couvre de reproches ; son patron tarde à lui fournir ses fiches de paie et lui fait des remarques déplacées sur son absence de maquillage. Indépendante, elle ne cherche pourtant le secours de personne, et surtout pas d’un homme, malgré l’acharnement d’un voisin épicier qui la poursuit de ses avances timides et maladroites. Grande sœur responsable mais ex-junkie, portant le foulard mais très émancipée, Rahima possède une vraie présence et un caractère fort. Avec ce portrait de femme complexe et réussi – déjà l’un des points forts de Premières neiges – Aida Begić confirme son talent, même si elle devra sans doute creuser un sillon plus singulier pour imposer sa patte.