Du côté d’Orouët est de ces films dont on a souvent entendu parler, par chuchotements, et que l’on a rarement eu l’occasion de voir. Faute à une gestation saccadée : tourné en 1969, le film sort quatre ans plus tard en 16 mm sur quelques écrans. Il lui faut attendre 1996 pour être gonflé en 35 mm, avant de connaître aujourd’hui une nouvelle exploitation en salle(s?). Cette reprise nous permet de renouer avec un joli film, loin d’être naïf, dont la frugalité des moyens accompagne la douceur des effets.
Tout commence dans le cocon gris et compassé d’un bureau parisien semblable à tant d’autres : les téléphones sonnent, les secrétaires pépient, le petit chef Gilbert (l’inénarrable Bernard Ménez) s’agite et débite ses recommandations inutiles tandis que les dossiers s’amoncellent sur les bureaux. À l’heure du déjeuner, Joëlle – dont Gilbert est secrètement amoureux – rejoint une amie, Caroline, qui lui propose de partir en vacances en Vendée dans la maison abandonnée de sa grand-mère. Même s’il a le doigt coupé, Gilbert n’est pas sourd et saura se servir de cette information en temps voulu. Un mois d’oisiveté se profile pour les deux jeunes filles et la cousine Kareen, venue les rejoindre au sein de la maison familiale. En bord de mer, nichée juste au-dessus d’une crêperie saisonnière et isolée des littoraux industrialo-touristiques, la planque semble disposer de toutes les qualités nécessaires au repos et aux petites trempettes digestives.
Le petit miracle opéré par le film est de réussir à figurer le temps qui passe mais qui ne dure pas : le fil des jours se déplie paresseusement et indolemment, jamais douloureusement. L’adéquation entre le sujet et la forme est parfaite : l’apparente insignifiance des anecdotes de vacances se marrie à la volonté de ne développer aucune autre intrigue que celle du hasard et des jours qui défilent. Autour d’un canevas soutenu par quelques séquences pré-établies, le film se déploie librement selon l’intuition du moment, Jacques Rozier étant adepte des scénarios modulables au gré du temps, de la lumière, de la personnalité des acteurs… D’où cette ambiance d’apaisement, cette atmosphère pacifiée jetée hors du flux frénétique de la ville et du travail besogneux. Dans cette perspective ouateuse, la pellicule Eastman absorbe particulièrement bien les rayons d’un soleil timide et intermittent tel que celui qui inonde parcimonieusement les plages de Vendée au début de l’automne. L’atmosphère capturée, « liquide » comme la qualifie Rozier, rend palpable les doux embruns charriés par le vent maritime et figure le tranquille relâchement des corps sur le bord de plage, tractés nonchalamment par la nostalgie du présent.
Cette économie des effets se conjugue à celle des moyens. Rozier évolue dans une division à part, celle des faiseurs résolument indépendants, loin de toute estampille de courant ou de mode : il crée son cinéma et ne se résout pas à le contraindre. Évoluant depuis sa sortie de l’IDHEC en 1947 dans le milieu de la télévision, il a appréhendé avec justesse le potentiel des techniques issues du petit écran. À l’instar des petits malins franco-canadiens de Radio-Canada et de l’ONF (Michel Brault, Claude Jutra, Gilles Groulx…), Rozier accapare le direct de la télévision pour l’appliquer au cinéma, éliminant à la fois les scories du cinéma artificiel et l’inconséquence futile des émissions télévisuelles. Plus proche en cela de Jean Rouch que des tenants d’une Nouvelle Vague vite oublieuse de ces principes, Rozier a gardé le cap et pose les moyens du cinéma-direct comme essence de sa pratique du film : tournage en équipe réduite, son synchrone, prise de vue avec matériel léger permettant improvisation intuitive. Cette éthique du geste n’est pas sans implication dans l’apparence de spontanéité des situations et de sincérité des personnages, le petit cachet d’authenticité « documentaire » en prime.
Un certain nombre de commentateurs de l’époque soulignaient l’insouciance du film, son penchant à ne parler que de « l’enfance, de la pureté et du rêve ». Pourtant, par plusieurs touches sensibles et subtiles, Jacques Rozier insuffle à ce qui pourrait être une bluette adolescente une tension donnant prise à plus de rugosité amère. Lorsqu’une tempête assourdissante s’abat sur la maisonnée, les trois petites filles se calfeutrent à l’intérieur, protégées par des fenêtres aux volets claquants. Les bruits sont menaçants et s’accentuent, la peur s’insinue dans les ventres (bien gavées de pâtisseries) jusqu’à ce que le responsable s’avance : Gilbert, trempé et penaud, demande benoîtement l’asile pour la nuit. Revigoré et en confiance, il prend ses aises et s’installe durablement chez les filles, bien heureuses de disposer à domicile d’un souffre-douleur prêt à encaisser moqueries à peine voilées et rebuffades vachardes. Bernard Ménez surprend, il tient admirablement la mesure en ne faisant pas de son personnage un benêt pathétique – il en prendra pourtant l’habitude durant sa pénible carrière − mais une sorte d’inadapté lunaire et attachant. C’est par son entremise et sa relation avec les trois jeunes filles que le film parle sans doute le mieux de l’enfance et de l’adolescence, à coups de cruauté inconsciente et de sadisme social. Avec un peu de culpabilité, on se souvient du petit moustique dont on prenait un malin plaisir à torturer et à arracher, une à une, les ailes. Les ressorts du sadisme juvénile s’expliquent en psychanalyse, paraît-il. Plus prosaïquement, on peut aller (re)voir Du côté d’Orouët.