Potemkine a la riche et grande idée de sortir un coffret regroupant quatre longs métrages, ainsi que quelques courts, d’un cinéaste qui fait figure d’ovni dans l’histoire du cinéma français : Jacques Rozier. Souvent cité et admiré par les plus grands réalisateurs et n’ayant réalisé qu’un nombre plus que réduit de films, l’œuvre de Jacques Rozier était pourtant peu visible jusqu’à aujourd’hui et, bien évidemment, trop peu connue. L’occasion de découvrir ou redécouvrir un cinéaste totalement inclassable.
Qu’il est difficile, au moment d’écrire, de trouver ce qui pourrait, un tant soit peu, faire office de fil directeur à un texte critique se penchant sur le cas de Jacques Rozier. Tenter de mettre de l’ordre et d’organiser des idées. Rien de plus compliqué, tant chacun de ces films nous embarque dans quelque chose qui, lentement mais sûrement, nous fait perdre tout repère, qui met à mal toutes nos habitudes de spectateur. Alors que nous sommes comme toujours concentrés et attentifs, nous glissons pourtant rapidement vers un état étrange, ébahi : « Que se passe-t-il ? » Nous rions, certes, parce que la situation du film à un moment donné nous y amène, mais aussi, parfois, parce que le climat crée par les images, les sons et le montage nous confronte à un tout totalement atypique et délirant. Et l‘idée même d‘écrire noir sur blanc et rationnellement ne peut en fait être vécue que comme une trahison, tant il sera compliqué de rendre véritablement justice à la somme et à la particularité des affects qu’auront stimulés ces quelques films.
Filmage solaire !
Pour donner une idée de la chose, Rozier c’est un peu Renoir + Rouch en mode free jazz. Une jouissance totale et solaire du filmage, de l’acte même de filmer. Le scénario est mince et n’a au fond pour but que de réunir de façon plus ou moins crédible un certain nombre de personnages dans un lieu précis et à un moment donné, comme on réunit divers agents chimiques afin d’observer les réactions que provoqueront les différentes interactions. A partir de là, le méthode consiste à trouver des idées en vue de faire des plans. Chaque matin, le cinéaste part dans une espèce de chasse au plan, et il appartiendra alors au montage de réaliser ce curieux collage qui créera cette continuité si particulière, à la fois fascinante et déconcertante. Rozier semble plus partisan des situations ou des motifs offerts gracieusement par le réel, que de suivre un plan de travail par ailleurs souvent inexistant. Car on peut presque dire que rien n’est utile / tout est utile, chaque plan ou chaque scène pourrait ou non se trouver là. Chaque plan est une tranche de vie qui n’a pas forcément lieu d’être, et dont le récit pourrait s’évader sans que le spectateur ne crie à l’incohérence narrative.
La mise en scène serait quelque chose de l’ordre du pur jeu, se refusant à créer tout sentiment d’illusion, à mettre au point des dispositifs pour traquer le jaillissement d’une vérité. D’où cette impression, dans le jeu des acteurs, que l’on est parfois à côté, que le texte est dit pour être dit, mais qu’il ne s’agit pas de trouver une adéquation classique entre le comédien, le personnage et le texte. Nul besoin de faire des prises et encore des prises. Aucune loi, aucun système, et même si Rozier semble affectionner les plans larges, imposant une distance qui laisse plus d’espace et de temps aux acteurs, il n’hésite pourtant pas à faire tout simplement du champ-contrechamp. Le début de Du côté d’Orouët, montrant les trois jeunes filles en train de prendre le petit déjeuner sur la terrasse de la maison de vacances dans laquelle elles se trouvent, est un exemple du goût qu’a Rozier pour déséquilibrer les schémas classiques de mise en scène cinématographique, et mieux les anéantir. Aucun sentiment de continuité et de transparence classique dans ce procédé narratif fameux, mais une attirance pour les cuts à l’arrache, nous faisant valser d’un visage à un autre. Les visages et les couleurs apparaissent et disparaissent comme autant de formes libres jaillissantes. Et les jeunes filles, face à nous, discutant de choses somme toute banales, ne semblent pas se glisser dans un personnage. Elles jouent à être dans un film, à faire ce champ-contrechamp. Ce que capte Rozier, c’est l’amusement qui irradie les visages et crée des images lumineuses.
La caméra de Rozier est rarement statique. Elle semble souvent prise à la main, en mouvement, en contact direct et physique avec le réel qu’elle vise. Pas de cadrage au millimètre qui délimiterait chaque forme de façon tranchée : Rozier cerne le mouvement qui s’inscrit dans les formes et dans les couleurs, ce qui échappe et se révèle impossible à retenir et à délimiter de façon trop précise et arbitraire. Le cadre de la caméra appelle le hors-champ, n’est qu’une parcelle dans le tout d’un monde qu’il convoque continuellement. Rozier est à sa façon un genre de « fauve », c’est-à-dire quelqu’un qu’il privilégie l’étalage de la couleur pure à la délimitation précise du dessin.
Misère de l’Occident !
Dans Du côté d’Orouët, l’une des jeunes filles rédige une carte postale dans laquelle elle dit « s’amuser beaucoup ». Son amie, qui regarde par dessus l’épaule ce qu’elle écrit, semble surprise et rit gentiment face à l’audace d’une telle affirmation. Alors, celle qui écrit s’abandonne finalement à la mesure ironique : « disons qu’on s’ennuie pas trop. » Drôle de moment qui semble remettre en perspective certaines choses et clarifier le parti pris de Rozier. Car ce côté improvisé, délirant, vivant et frais ne contribuera malgré tout jamais à l’édification d’une sorte de philosophie naïve, faite de vacances, de bonne humeur, de joie hors du travail, le tout rythmé par des musiques du sud.
Car sous ses airs de comédie, ses airs de pas y toucher, de ne rien dire de clair et de pompeusement théorique en face, Rozier dresse pourtant un singulier portrait de l’ennui et de la solitude dans l’Occident. Du côté d’Orouët et Les naufragés de l’île Tortue débutent au bureau, c’est-à-dire dans le monde du travail, salarié, codifié et aliénant, pour ensuite mieux nous embarquer dans un voyage où chacun tentera comme il le peut de vivre, de s’éloigner de son existence de routine, à la recherche d’un « moi » plus convaincant, plus digne, un « moi » qui peut-être n’existe pas. Maine Océan débute par deux confrontations hautement symboliques de l’Homme avec la loi : une jeune danseuse brésilienne qui n’a pas composté son billet de train se retrouve face à deux contrôleurs pour le moins… enfin disons deux contrôleurs joués par Luis Régo et Bernard Menez ! Puis, un peu plus tard, l’avocate qui avait pris la défense de la brésilienne dans le wagon se retrouve à plaider la cause d’un pêcheur plutôt brut de décoffrage, accusé non seulement d’avoir provoqué un accident automobile, mais d’avoir ensuite menacé physiquement la victime de l’incident. Ainsi, Rozier, comme base de départ, prend appui sur un cadre érigé par la société, cadre auquel chacun, avec ses propres moyens, tente d’échapper. Ce cadre prend dans Adieu Philippine une note plus grave, puisque le film suit les deux mois précédant le départ en Algérie d’un jeune homme. Ce futur soldat, travaillant à la télévision, rencontre deux jeunes filles avec qui il vivra un manège amoureux à Paris puis en Corse, juste avant l’inévitable départ.
La loi et le travail précèdent donc l’échappée, comme bouffée d’oxygène nécessaire à l’individu quotidiennement brimé et harcelé, avant de reprendre bien évidemment ses droits et de ramener en son sein les oiseaux du paradis. Rozier s’est intéressé à la poche de soi-disant liberté que la société laisse à l’individu, et à la façon dont celui-ci occupe cet espace temps. Mais que trouvera l’individu dans cette fuite ? Rien de définitif, quelque chose de fugace qu’il convient de prendre le plus naturellement possible si l’on souhaite en apprécier pleinement la saveur. Volontiers partisan d’un certain sens de l’humour et de ricanements intempestifs, chaque film installe pourtant progressivement une tristesse assez terrible. Les Vacances à la Robinson Crusoë organisées par la fine équipe dans Les Naufragés de l’île Tortue tourneront au fiasco avant même d’avoir commencé. Mais l’intention est là : trouver des idées originales de voyages dépaysants pour salariés occidentaux stressés. Dans Du côté d’Orouët, trois jeunes filles partent en vacances. Elles sont rejointes, grâce à un hasard qui n‘en est pas un, par le patron de l’une d’elle, qui visiblement n’est pas insensible au charme de son employée. Le film érige avec lenteur, sans que l’on n’y prenne garde, une atmosphère assez oppressante dans laquelle se révèlent l’ennui et la gravité des espérances amoureuses de chacun. Entre purs délires de copines et non-dits amoureux, le film impose un climat d’une justesse rare, et ce sans véritablement étoffer l’aspect psychologique des protagonistes. Et là réside une des forces de Rozier : réussir à viser juste, à créer de vrais personnages, sans rentrer dans des schémas psychologiques, sans nous donner pléthore d’informations sur ces gens. Non seulement il parvient à exécuter ce tour de force, mais il se paye aussi le luxe de laisser parfois libre cours à la caricature et à l’amusement que celle-ci suscite.
Dans Maine Ocean, différentes personnes d’horizons divers se trouvent réunis et font un bout de chemin ensemble, curieuses de rencontres, d’événements et de dépaysement. Mais ces gens jamais ne deviendront une famille ou bien les meilleurs amis du monde. Personne ne s’enlacera et chacun retournera à sa petite vie. Certains adieux seront alors touchants, quand d’autres se révèleront être d’une froideur burlesque. Mais Rozier parvient à trouver le juste milieu, refusant la niaiserie de penser que tous les hommes sont frères, écartant aussi une autre forme d’excès facile qui serait de conclure avec un certain cynisme que toute fraternité n’est qu’un leurre. Rozier ne contentera ni les uns, ni les autres. Et c’est tant mieux…
L’acteur dépaysé
Enfin quelques mots sont nécessaires pour dire qu’il y a chez Rozier ce casting formidable, ce choix d’acteurs que l’on aimait plus ou moins, habitués que nous étions à les voir sauver des films souvent médiocres grâce à leur sens comique indéniable. Et Rozier a su les déceler, les Bernard Menez, Luis Rego, Jacques Villeret et Pierre Richard. Rozier sait cerner la substance même de leur comique et n’a alors pas besoin de créer des situations mollement chronométrées et calibrées : ces acteurs ne sont plus les simples rouages de la mécanique d’une franchouillardise lourdingue. Ici, nous sommes amusés par leur simple présence, leur simple façon d’agir, de réagir et de parler. Avec des plans souvent longs, ces acteurs prouvent que le sens comique peut tenir le coup face à la durée, qu’ils n’ont aucunement l’obligation d’en faire des montagnes pour rehausser on ne sait quoi. Génie des corps burlesques dans leur façon d’investir l’espace et le temps face à une caméra qui n’a d’autre but que de délimiter un cadre, c’est-à-dire, au fond, une aire de jeu.
S’étant fait malgré lui trop rare tout au long de sa carrière, Jacques Rozier, grâce à ce superbe coffret édité par Potemkine, se rappelle à notre bon souvenir. La singularité, la fraîcheur, la poésie de ces films s’offrent maintenant à nous. L’éditeur agrémente chaque DVD de suppléments divers, constitués notamment d’entretiens avec Jean Douchet, mais aussi avec des personnes ayant travaillé avec Rozier : Jacques Villeret, Jean-François Stevenin et Bernard Menez. Ces conversations, simples, faites d’anecdotes, ne font que renforcer l’impression que laissent ces films, en mettant le doigt sur l’aspect inclassable et totalement original d’une œuvre et d’un homme.