« Aujourd’hui, je me considère comme l’homme le plus chanceux au monde. » Franny, un vieux monsieur qui assiste chaque dimanche à un match de baseball amateur, se répète à lui-même le discours prononcé par Lou Gehrig au Yankee Stadium lors de son dernier match, en 1939. Déclamée deux fois, au matin et à la nuit tombée – soit au début et à la fin du match (et par extension du film) –, la citation cristallise la mélancolie lancinante qui caractérise ce beau personnage : Eephus se fait le récit d’un crépuscule, celui du « Soldiers Field », un petit stade de baseball bientôt détruit, l’antre des Riverdogs et des Adler’s Paint, deux équipes amatrices venues s’affronter une dernière fois. Il n’est pas nécessaire de comprendre les règles du baseball ou de savoir qui est Lou Gehrig pour être saisi par la poétique du vieil homme au bord du terrain, qui n’aime rien tant que regarder les autres jouer, même quand il s’agit de bras cassés. On pourrait arguer que l’ensemble du récit de Carson Lund s’offre à son regard : dans cette partie d’amateurs, les gestes sont tout de même empreints d’un certain savoir-faire et font l’objet de la même attention que s’ils étaient accomplis par des joueurs professionnels. Le baseball est une affaire sérieuse et la mise en scène de Carson Lund s’attache à déceler ce qui dans ce décor vulgaire (des hommes, une balle et des bières) relève d’un cérémonial quasi mythologique, en insufflant par petites touches à ce tableau pathétique l’emphase inhérente aux grands récits sportifs. Malgré les plans récurrents sur la feuille de score, c’est moins l’issue de la partie qui intéresse le cinéaste (et les joueurs) que la perspective de sa fin. En prolongeant l’opposition entre les deux équipes dans une forme de statu quo – c’est l’une des caractéristiques d’un match de baseball que de durer tant qu’il y a égalité –, les joueurs parviennent ainsi à étirer le temps et par là même à repousser la disparition de ce refuge où s’épanouit leur oisiveté rêveuse.
Dans la double citation de Gehrig, un détail en particulier retient l’attention : Franny répète étrangement certains mots ( « today, today, today ; myself, self, self »). Le vieux supporter restitue en réalité par ce biais un souvenir : celui de la réverbération de la voix de la légende du baseball dans les haut-parleurs du Yankee Stadium, que l’on distingue dans les enregistrements du discours. La sacralité du stade, comme celle d’un édifice religieux, repose de fait beaucoup sur sa sonorisation. Si Carson Lund, en bon chef opérateur (il est notamment l’auteur de l’image des films de Tyler Taormina), s’attache à filmer la lumière automnale gagner puis quitter l’arène, il restitue aussi avec soin l’empreinte sonore singulière du Soldiers Field. « C’est comme si le stade nous parlait », dit d’ailleurs un joueur prenant subitement conscience de la tonalité funèbre du moment. On n’entend guère de hourras de la foule, mais plutôt le bruissement apaisant d’un stade champêtre le dimanche. L’espace du film apparaît ainsi comme un cocon ouaté où le monde extérieur fait toujours irruption à travers des publicités rutilantes à la radio ou l’arrivée cocasse de visiteurs bruyants. En son sein, le découpage de Lund multiplie les angles de vue, donnant aux spectateurs l’impression d’explorer chaque recoin du terrain (qui constituent autant d’alcôves où converser) et de se laisser bercer par les échanges au sein du groupe. Des confessions maladroites aux invectives un peu déplacées, en passant par quelques « blancs » gênants, l’impression de calme émanant d’Eephus traduit surtout la communication empêchée qui régit cette petite communauté d’hommes, dont l’effacement se vit en silence.
Seul Franny
Qui sont au juste ces joueurs du dimanche ? « Des plombiers ou un truc dans le genre », avance une jeune spectatrice caustique. On n’en saura pas beaucoup plus, si ce n’est que personne ne se côtoie en dehors du terrain, que chacun a mieux à faire ailleurs, mais que tous (ou presque) resteront jusqu’à la fin de l’interminable partie. Que ces personnages n’existent qu’à travers leur attrait pour le baseball, laissant dans l’ombre la singularité sociale de chacun, ne rend que plus cruciale la question du devenir de leur petite communauté : en dehors du stade, ils n’existent pas vraiment. D’un ton d’abord résolument léger, le film cultive par la suite un art comique nourri par l’esprit de dispersion qui règne sur le terrain. Le nez en l’air, déconcentré par le surgissement d’un camion de pizza, d’une bonne blague ou d’une branche d’arbre, les joueurs semblent faiblement aimantés par le jeu et tout prétexte est bon pour laisser son esprit dériver au-delà des limites du stade. La nuit venant, le monde extérieur et ses vicissitudes apparaissent plus menaçants, et le film se laisse gagner par la perspective irrémédiable et morose de la dissolution du groupe après la disparition de ce stade aux allures de refuge : remplacé par une école, le club sportif apparait comme une institution superflue ; personne ne s’est battu pour.
« Vous savez ce qui sort au ciné ? », s’enquiert, enthousiaste, Franny, cette fois entouré en tribune par quelques joueurs désœuvrés. « Non », lui répond-on laconiquement dans un échange qui sous-tend un lien explicite entre le sort réservé au cinéma et au baseball (les deux passions du cinéaste), en tant que loisirs devenus dispensables. L’homme au bord du terrain, à qui on a conféré à la fin du match un rôle d’arbitre, apparaît décidément comme la figure motrice et la plus émouvante du film : les yeux écarquillés, comme pour chasser les ténèbres qui ont envahi le terrain, son regard passionné est le seul à même de donner du sens à un spectacle que même les acteurs se résignent à trouver insignifiant. Il y a peut-être aussi une autre raison qui explique qu’on aime tant ce personnage : en espérant trouver une beauté au match qui s’offre à lui, quand bien même ce dernier serait médiocre, Franny constitue une allégorie possible et idéale d’une autre profession – celle de critique de cinéma.