Une épidémie fulgurante ravage la capitale péruvienne. Eusebio est un limpiador, un nettoyeur, chargé de vider les rues de ses cadavres et de stériliser les lieux contaminés. Lors d’une de ses missions, il récupère un jeune garçon, Joaquin, rescapé miraculeux de la pandémie qui a décimé sa famille. Cette rencontre pourrait bien bousculer sa solitude désabusée.
Le sujet d’El Limpiador, premier long-métrage du prometteur Adrián Saba, rattache le film au genre épidémique. Mais le jeune cinéaste (22 ans seulement) dévie immédiatement de ses codes. Pas d’amoncellement de cadavres ni de crises de panique collective : le nettoyeur est la profession d’Eusebio et semble purifier l’esthétique même du film, qui vise l’épure jusqu’à l’austérité. Le mutisme, les plans implacablement fixes et la palette désaturée de César Fe, toute en teintes beiges et grises, pourront décourager les amateurs d’horreur épidémique plus traditionnellement encline à la surenchère. Nulle saturation du cadre ici, qu’affectionnent les films de zombies, ni de profusion sanguinolente à la Trouble Every Day, ni même de contamination exponentielle étendue à la population mondiale comme dans Contagion. Pas de hordes de journalistes ni même de scientifiques à la recherche d’une explication rationnelle à cette étrange épidémie qui conservera tout son mystère, à la manière de Perfect Sense. Seul un médecin débordé témoigne de la primauté de la conséquence sur la cause. Seuls quelques indices témoignent du ravage pandémique, bandes jaunes de la police, masques des rares survivants dans les rues vides. Porté par un sentiment déroutant de résignation, El Limpiador s’émancipe de la tradition un tantinet moralisatrice de la dystopie et du cinéma catastrophe pour creuser d’autres voies.
En filigrane et tout en évitant les écueils du film à thèse, le film de Saba rejoint la problématique de la paranoïa sécuritaire qui hante une bonne part du cinéma sud-américain (La Zona, Los Marziano, comédie argentine d’Ana Katz, ou Les Bruits de Recife du Brésilien Kleber Mendonça Filho qui sortira le 19 février). La peur évidente de la contagion oblige chacun à déserter les rues et les plans pour se reclure chez soi et se cacher dans un placard. C’est là qu’Eusebio découvre le petit Joaquin dont la mère contaminée vient de mourir. Mais les foyers d’accueil sont bondés et le nettoyeur solitaire se voit contraint de récupérer le gosse en attendant de retrouver sa tante. Bien que les enfants ne puissent pas contracter la maladie, le gamin se réfugie à nouveau dans le placard d’Eusebio et n’en sortira qu’affublé du casque en carton confectionné par son protecteur. Déguisé en robot de pacotille, Joaquin ouvre une brèche comique dans l’austérité du film qu’on retrouve lorsque Eusebio lui lit le mode d’emploi de la télévision à défaut de trouver chez lui un conte pour l’endormir. Douces respirations dans l’univers claustrophobe de Saba, ces touches d’humour révèlent cependant avec subtilité le sentiment d’impuissance et la contamination de la peur, qui gagne même les personnes immunisées. Le véritable mal dont souffrent les hommes est là, dans cette propagation phobique de l’autre qui tend à les isoler. Les problèmes de communication (au téléphone), l’insensibilité (un homme s’effondre dans un restaurant dans l’indifférence générale) régissent les rapports humains.
Mais un lien se noue peu à peu dans la bulle de l’appartement. Dans le passage du collectif à l’individuel qui l’éloigne du spectaculaire comme du théorique, El Limpiador trouve son enjeu majeur, cette inespérée (re)connexion humaine, bouleversante. Saba resserre son sujet sur l’apocalypse intime qui se joue chez Eusebio (Victor Prada, impeccable). L’apocalypse n’est pas seulement synonyme de l’annonce de la fin du monde, mais signifie d’abord le dévoilement et la révélation. Au cœur de la mort, le lien filial ramène le triste Eusebio à la vie. Père de substitution du gamin rejeté par son véritable paternel, il est aussi un fils qui reprend contact avec son propre père, sans que jamais l’émotion ne dévie la poésie mélancolique du film vers les clichés du happy end. Le dernier plan redonne à la caméra toute sa puissance d’évocation par un léger mouvement, inespéré, qui sort la mort de l’indifférence et ramène la fatalité à une belle abnégation. Et la vie continue…