Après en avoir fait le décor de ses courts-métrages, Kleber Mendonça Filho revient dans son Setúbal natal, quartier bourgeois et familial de Recife. Il y saisit des vignettes du quotidien comme autant de micro épisodes d’une telenovela, entre banalité, petits désagréments et comédie de mœurs. Joao est sous le charme de sa conquête d’un soir, Bia compense un sommeil perturbé par les aboiements du chien des voisins en fumant de l’herbe ou en se masturbant sur la machine à laver, Dinho vole des autoradios pour passer le temps, une femme de ménage couche avec un gardien… Le pitch, en somme, se résume à quelques troubles du voisinage, exacerbés par l’arrivée dans le quartier d’une équipe de surveillance privée.
Les sons des voisins
Or ce qui intéresse le cinéaste est de porter son pitch de feuilleton TV bien au-delà d’une radiographie sociologique de la classe moyenne brésilienne. La vie ordinaire de ses personnages est soutenue par un véritable désir de cinéma qui n’a nulle vue naturaliste. Il réclame au contraire les largeurs du Scope, l’exploration de ses puissances sonores et les emprunts au cinéma de genre pour sonder le trouble et ramener le malaise à la surface immaculée des résidences modernes. À propos des Bruits de Recife, Kleber Mendonça Filho évoque un soap-opera filmé par John Carpenter. On ne saurait mieux dire. Il est vrai que les suburbs ont été le terrain de jeu du père de Michael Myers, qui aime à inscrire ses personnages dans un espace refuge pour en saisir le dérèglement progressif sous le coup d’une menace indistincte. KMF compose avec l’architecture de son quartier un monde en vase clos labyrinthique aux innombrables couloirs, une bulle de mitoyenneté ouverte par la chaleur mais barricadée de grilles. Dans cet espace d’incarcération consentie, seul le son résiste aux cloisonnements. Des aboiements incessants, une télévision, un aspirateur, une ponceuse électrique, la musique d’un vendeur de CD ambulant… les bruits de Recife circulent dans chaque plan en portant le poids d’une menace indéfinie.
Les murmures du passé
Kleber Mendonça Filho dramatise ces effets, surmixe délibérément certains sons, utilise le zoom, exacerbe le vertige de son Scope photogénique, portant son film vers le thriller ambiant dont la tension devient l’enjeu principal. Son découpage feuilletonesque laisse quelques cliffhangers en suspens (l’accident de voiture, la bagarre entre les voisons, le jeune homme perdu, l’enfant dans l’arbre). Sa construction en trois parties (chiens de garde, gardiens de nuit, gardes du corps) intensifie la mise en péril de la sacro-sainte sécurité qu’agite ces dernières années la paranoïa dans la fiction sud-américaine (La Zona, El Limpiador…). Les digressions fantastiques, notamment dans la dernière partie, orientent peu à peu ce premier long-métrage d’une bluffante maîtrise vers une violence de classe qui vient hanter la prospérité sclérosée de cette caste aisée. Le film prend finalement un dernier virage vers le western urbain autour de la figure de Francisco, sorte de parrain du quartier blotti dans son duplex, en un règlement de comptes qui ramène les démons du passé au cœur de Setúbal. Francisco incarne la survivance de la domination, des rapports de classes, dont Les Bruits de Recife parvient magistralement à rendre la persistance anxiogène et à faire entendre les murmures souterrains des esclaves opprimés.